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de Malte, grand-croix et bailli de son ordre, qui fut plus tard grand Prieur de France, avait été envoyé à Rome depuis 1652 pour y représenter le roi. D’un caractère bilieux, violent, sans ressort, sans la moindre souplesse, d’un esprit étroit, gallican fanatique, il n’avait absolument rien de ce qu’il fallait pour défendre utilement les intérêts de la France auprès d’une cour si hostile et si ombrageuse. Si Louis XIV eût ordonné au bailli de lever son gantelet sur Innocent X et de le conduire garrotté en France, le bailli aurait exécuté cet ordre aussi aveuglément que Guillaume de Nogaret, lorsque Philippe le Bel l’envoya en mission auprès de Boniface VIII. Toutes les fois que le bailli était admis à une audience du pape, il se laissait aller à des audaces et à des violences de langage qui nous paraîtraient incroyables, s’il n’avait pris soin de les révéler lui-même avec complaisance dans ses dépêches et même de s’en parer comme de trophées. Le pape, homme timide s’il en fut, était fort effrayé de ces scènes tragiques, et comme il était de son naturel très vindicatif, il n’accordait jamais la moindre grâce au bailli sans y être contraint par la dernière nécessité. Depuis longtemps l’ambassadeur poursuivait le rêve du chapeau, mais on pense bien qu’il lui eût été plus facile de soulever des montagnes que de décider le pape à le lui accorder.

En proie à cette ambition secrète, le bailli avait donc le plus grand intérêt à traverser la promotion du coadjuteur, et, comme la cour de France, peu de temps avant qu’elle eût lieu, lui avait donné sous le manteau des instructions dans ce sens, il ne cessa depuis ce moment de travailler sourdement à la retarder, sinon à la faire échouer. Bien que dépourvu de finesse, il ne l’était pas de dissimulation, et plus d’une fois il amusa l’abbé Charrier par un semblant de franchise que celui-ci trouvait d’autant plus naturel qu’il était toujours assaisonné de rudesse. Tous deux se jouaient réciproquement, mais ce fut l’abbé qui finit par avoir le dessus.

Tels étaient les principaux personnages avec lesquels l’abbé Charrier avait à négocier.

Le coadjuteur, dès que sa nomination fut signée, se hâta de faire jouer les secrets et puissans ressorts dont parle Bossuet. Hautes influences, argent, promesses, menaces déguisées, il mit tout en œuvre pour vaincre les lenteurs de la cour de Rome. Solidement appuyé par le grand-duc de Toscane, Ferdinand II de Médicis, qui avait pour premier ministre un Gondi, par le duc d’Orléans, lieutenant-général du royaume de France, et même par les Espagnols, qui, au dire du bailli de Valençay, dépensèrent jusqu’à 70,000 pistoles pour favoriser sa promotion, le coadjuteur s’était procuré de son côté des sommes considérables, en puisant dans la bourse de