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18 mars ; le poste était gardé par un peloton de soldats de la ligne, qui, dans la matinée du 19, se retirèrent en bon ordre avec armes et bagages, et ne tardèrent pas à être remplacés par des gardes nationaux fédérés venus du IXe secteur, dont l’état-major était installé à la manufacture des Gobelins. Vers cinq heures du soir, une rumeur extraordinaire s’éleva dans la rue de la Santé, passa par-dessus les murs de la prison et vint troubler le personnel de la surveillance, du greffe et de la direction. Une foule évaluée à 5,000 ou 6,000 personnes, femmes, enfans, ouvriers, gardes fédérés, hurlant, gesticulant et furieux, poussait quatre officiers, reconnaissables à leurs uniformes en lambeaux, vers la grille de la prison. Cette bande d’énergumènes s’acharnait principalement contre un officier supérieur, assez grand, chauve, de figure énergique, qui restait impassible sous les coups et les insultes dont on l’accablait. C’était le général Chanzy ; à ses côtés, et non moins maltraité, marchait le général de Langourian ; puis venaient M. Ducauzé de Nazelles, capitaine au 5e lanciers, et M. Gaudln de Villaine, lieutenant au 73e de marche. Trois hommes, Léo Maillet, maire du XIIIe arrondissement, Combes, adjoint, et Serizier, commandant du 101e bataillon, appartenant au IXe secteur, faisaient des efforts désespérés pour les protéger contre la foule, devenue folle. Cette masse de peuple, rendue véritablement terrible par un accès de fureur spontané, voulait mettre les généraux à mort, tout de suite, sans plus attendre, et elle ne savait même pas leur nom. Ces insensés criaient : « À mort Ducrot ! à mort Vinoy ! à mort Aurelle de Paladines ! à mort les traîtres et les vendus ! Vous nous avez fait manger de la paille ! Prussiens ! capitulards ! à mort ! à mort ! à la lanterne ! qu’on les fusille ! » On leur répondait : « Mais non, c’est Chanzy ! » Et ils reprenaient : « Tant mieux ! Chanzy à mort ! » C’était un épouvantable tumulte fait de menaces et d’imprécations. Le général Chanzy avait encore tout au plus figure humaine lorsqu’il arriva près de la grille, sans képi, les vêtemens lacérés, la face tuméfiée par un coup de bâton. Il fut terrassé près de la porte d’entrée. Le surveillant Villemin, gardien-concierge, le releva rapidement, para un coup de crosse qui lui était destiné et le jeta dans l’intérieur de sa loge. Le premier mot du général fut : « Ces malheureux ne savent pas ce qu’ils font, il faut leur pardonner. » Un seul homme n’était pas pour résister à la poussée formidable qu’exerçait la foule. La porte fut forcée, la prison envahie. La cour, le rond-point (lieu central où aboutissent toutes les galeries des divisions cellulaires), le greffe, les guichets, tout fut immédiatement encombré par les fédérés, au milieu desquels des femmes s’agitaient en criant. Les surveillans, tenant en main leur forte clé d’acier trempé, s’étaient instinctivement réunis autour des officiers.