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des servantes écossaises contre le saumon. « Ah ! si vous saviez ce que c’est que de manger du mouton trois fois par jour, semaine après semaine, mois après mois, vous ne viendriez pas nous dire que nous devons être contens de notre situation, » disait un ouvrier de Queensland à M. Trollope; mais, comme ce dernier venait d’un pays où le travailleur ordinaire des campagnes serait souvent heureux de manger du mouton une fois par semaine, il ne se laissa que médiocrement toucher par ces plaintes, et répondit judicieusement à son interlocuteur qu’il avait un moyen bien simple de diminuer son martyre au moins d’un tiers, qui était de ne manger que deux fois par jour au lieu de trois.

S’il donne de beaux salaires, le squatter en compensation exige une discipline presque militaire de ses serviteurs et de ses ouvriers, particulièrement de ses tondeurs. Les engagemens qu’il prend avec ces derniers sont de véritables contrats astreignans pour les deux parties. Le tondeur s’engage absolument à ne quitter la station que lorsque la tonte est achevée, il doit opérer de manière à ne pas gâter les toisons et surtout à ne pas infliger aux moutons des blessures que le goudron même serait impuissant à guérir, par-dessus tout il doit s’abstenir de boire tant que dure la saison, non-seulement pendant qu’il est à l’ouvrage, mais même lorsque sa journée a pris fin. Sur ce point, la défense est formelle, et quiconque l’enfreint ou introduit dans la station des liqueurs alcooliques, ou même, le soir venu, s’absente du logis du squatter pour aller rendre visite à quelque cabaret prochain, peut, selon les cas, soit être condamné à une amende, soit être renvoyé sur-le-champ de la station. La raison de cette défense stricte, c’est que, la bière n’étant pas en usage en Australie et le vin n’y étant encore produit qu’en petite quantité, les ouvriers ne pourraient boire, en dehors de leur thé, que des liqueurs alcooliques, et que par conséquent ils n’auraient plus la sûreté de main nécessaire à leur délicate besogne. C’était une condition difficile à obtenir, étant donnée la passion du peuple du royaume-uni pour les liqueurs fortes, et cependant les squatters sont parvenus à la faire passer en habitude. Il est vrai que le diable n’y perd rien, car après cette longue abstinence les tondeurs se sentent, à l’égard des boissons alcooliques, dans les mêmes dispositions que les aborigènes, après qu’ils se sont nourris quelques semaines des fruits du bunya, à l’égard de la chair. Alors ils se précipitent sur les débits de boissons du voisinage avec la frénésie des matelots hollandais se ruant à une kermesse, s’installent en qualité de locataires chez le cabaretier, et ne le quittent que lorsqu’ils ont, pour parler leur langage, coulé à fond leur chèque de paiement. Qu’en dépit du bon ordre qui règne généralement dans les stations, il soit souvent besoin d’appliquer ces mesures de rigueur, cela va