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divers que la vue du sang fait naître en nous. Le sang est l’image de la vie ; mais il est aussi l’image de la mort. Circulant dans le cœur, dans les vaisseaux innombrables du corps humain, il représente la vie, le mouvement, l’activité, la santé. Les poètes ont de tout temps décrit avec complaisance la teinte rosée des joues et le vif incarnat qu’une émotion soudaine fait naître sur le visage, en amenant une ondée sanguine plus rapide et plus abondante, de sorte que le sang, quand il représente la vie, ne fournit que des images agréables. Mais, dès qu’il est sorti des vaisseaux qui doivent le contenir, dès qu’on le voit apparaître au dehors, il devient un objet, sinon de répugnance, au moins d’épouvante, et il représente la mort dans toute son horreur. Combien de personnes que la vue d’une goutte de sang suffit à émouvoir au point de produire la syncope! A vrai dire, jamais la vue et l’odeur du sang, alors qu’il n’est pas encore putréfié, ne deviennent absolument repoussantes : c’est plutôt un sentiment d’effroi et d’aversion que de dégoût proprement dit. Il est intéressant de comparer les idées que sa vue provoque à celles qui naissent de la vue du pus. Le sang est le liquide vital par excellence, tandis que le pus est un liquide impur, résultant de la maladie et rejeté par l’économie, comme étant une cause de trouble et de désordre. Aussi de tous les liquides animaux est-il le plus inutile et le plus nuisible, et un instinct profond nous avertit de cette inutilité et de ce danger, en nous inspirant pour le pus et les liquides sanieux un dégoût invincible.

Ainsi, plus nous avançons dans cette étude, plus nous trouvons qu’il y a un rapport étroit entre les objets extérieurs et les sentimens qu’ils nous inspirent. Ce qui est nuisible, ce qui est inutile est pour nous un objet plus ou moins répugnant, et nos dégoûts ne vont pas s’adresser au hasard, à tel ou tel objet, à tel ou tel animal, ils reconnaissent toujours une cause efficiente, et, malgré d’apparentes irrégularités, l’instinct ne se trompe jamais.

Cependant, pour ce qui est de l’homme, la volonté, l’imagination et l’habitude jouent un rôle prépondérant, et peuvent transformer bien souvent nos instincts. Si par exemple je vois devant moi un crapaud, évidemment j’éprouverai un sentiment de dégoût qui, selon mes dispositions morales, ira en augmentant ou en diminuant. Supposez en effet que je veuille étudier l’action de son venin, l’idée d’une recherche scientifique finira peut-être par dompter l’horreur qu’il m’inspire : si au contraire je suis dans une situation morale tout autre, et si je le vois inopinément là où je croyais cueillir une fleur, le dégoût que j’éprouverai sera infiniment plus fort que si j’allais dans un laboratoire le prendre pour étudier ses fonctions physiologiques. Ceci serait plus vrai encore pour la grenouille, qui