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généralement n’inspire plus de dégoût dès qu’on a pris l’habitude d’expérimenter sur elle.

L’habitude joue évidemment pour la plupart de ces instincts le même rôle que pour les fonctions nerveuses ou musculaires. On pourrait dire qu’elle agit principalement en changeant le point de vue des choses, et en forçant l’esprit à considérer non plus cette incertaine finalité dont l’instinct nous donne une sorte de conscience vague, mais une finalité plus précise, plus actuelle, mieux en rapport avec notre destination morale. Ainsi, pour prendre un exemple entre mille, le chirurgien qui porte ses mains dans une plaie infecte éprouve à peine du dégoût : c’est qu’il considère la maladie comme le mal qu’il faut guérir; dès ses premières études, il a été conduit à voir le mal physique sous le même point de vue, le point de vue thérapeutique ou scientifique, en sorte qu’il s’est fait sur ce point spécial une seconde nature, opposée à la première qui lui montrait la maladie comme le mal à fuir. Dans un cas la maladie est un danger à éviter, dans l’autre cas c’est un danger dont il faut triompher. On comprend que le point de vue est tout différent.

Je pourrais multiplier les exemples; le chimiste, le physiologiste, le naturaliste font comme le médecin, peu à peu le dégoût primitif s’est émoussé par l’effet de préoccupations scientifiques tout opposées à l’instinct. D’ailleurs le dégoût est une sorte de synthèse qui s’attache à la forme totale des objets, et qui doit diminuer et s’éteindre à mesure que l’analyse scientifique a disjoint et séparé les parties dont l’ensemble était si répugnant. Voici par exemple une araignée qui est certes un être repoussant, par sa forme, son venin, ses allures; mais si on prend une patte ou un œil de cette araignée, et que l’on étudie au microscope le merveilleux arrangement de ces organes, poussant jusqu’à la dernière limite l’analyse des plus délicates parties, certes ce sera bien plutôt l’admiration que le dégoût qu’un tel spectacle nous fera éprouver. L’instinct ne peut s’adresser qu’aux objets naturels, vivans, actifs, dangereux par eux-mêmes, et ces objets, étant distraits de leur destination par rapport à nous et envisagés comme les instrumens d’une grande fonction physiologique, ont perdu leur caractère odieux, et en ont acquis d’autres tout différens. Il en est de même pour les substances chimiques qu’on extrait des liquides animaux; ainsi l’urée, qu’on peut préparer artificiellement par synthèse, et qui constitue aussi l’élément principal de l’urine, lorsqu’elle sera bien purifiée de toutes les matières organiques qui la souillent, apparaîtra comme un corps cristallisable, blanc, pur, sans odeur, qui n’inspirera aucun dégoût. Ce ne sont pas les élémens divers des objets dégoûtans qui nous dégoûtent : c’est leur ensemble, leur forme, leur