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sans plaisir à Lithara, et peut-être, s’il eût osé dire toute sa pensée, faisait-il en secret, à chaque retour, Je vœu de ne plus s’en éloigner; mais il savait qu’il y ferait triste figure sans argent, et il se souciait peu de reprendre pour toute sa vie le métier de son père. Mieux valait aller chercher à l’étranger le moyen de vivre indépendant ici, et repartir quand la provision était épuisée.

Repartir, — tous les ans, toujours, — cette obligation l’attristait pourtant, et les noms de son père et de ses frères n’apparaissaient pas seuls dans sa mémoire quand il songeait à ces inquiétudes, à ces regrets toujours renouvelés de la séparation. Un jour viendra, et je la perdrai, pensa-t-il, quand il s’embarqua pour son dernier voyage; elle va m’oublier en ne me voyant plus. N’a-t-elle pas dix-huit ans passés, et ne sait-on pas depuis longtemps qu’elle aura la plus riche dot et qu’elle est la plus belle des jeunes filles de Lithara? — Et que lui ai-je dit? Rien, rien encore; ces paroles que je répète avec tant d’amour et tant d’amertume, que ne les a-t-elle entendues au moins une fois! Peut-être aurait-elle oublié que notre maison est petite, que je n’ai pas de vignes à moi, que je suis pauvre; peut-être m’eût-elle accueilli? Non, pauvre fou, car elle a compris que je l’aime, et elle me souriait comme aux autres, et sa main ne tremblait pas dans ma main. Quand elle chantait, son regard s’arrêtait sur moi comme sur les autres, et ses yeux ne se troublaient pas en rencontrant mes yeux. Dionytza, je te perdrai; un jour je reviendrai, et tu seras la femme d’un autre. Je te perdrai.

Spiridion revint après huit mois, et ses amis, qui étaient allés jusqu’à Corinthe à sa rencontre, ne lui parlèrent pas de Dionytza. Lui-même il n’osa pas prononcer son nom; il devinait le sens terrible de ce silence, et, quand il aperçut les premières maisons du village, il ne savait lequel il devait redouter de ces deux malheurs, qu’elle fût morte ou mariée.

Dionytza était mariée : un cousin de Spiridion, Constantin, le fils de Panaïoti, riche propriétaire du pays, l’avait obtenue pour compagne; elle habitait maintenant dans sa maison.

A la nouvelle de cet événement, dont il prit un amer plaisir à connaître tous les détails, Spiridion ne ressentit ni colère, ni douleur violente, mais un immense accablement. Il pensa qu’il fallait renoncer à son rêve et commencer une autre vie. Il chercha seulement à voir Dionytza le moins possible et crut pouvoir s’accoutumer à contempler sans tristesse les débris de son bonheur écroulé.

Il s’était jugé trop fort ou trop insensible en se promettant d’oublier. Une lassitude inconnue à sa robuste nature s’empara lentement de lui, et, quand il trouvait le courage de se mêler encore aux amusemens de ses amis, une indicible mélancolie l’en détournait bien vite. En même temps, par une inconsciente transformation,