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qu’elle éprouve est si accablante qu’elle n’a plus même la force de haïr: « Madame, et vous, mon père, laissez-moi vous expliquer ce que j’éprouve. » Et elle parle discrètement, pudiquement, de tout ce qui est reproché à son oncle, don César. Elle sait que son père a été mis à mort par cet oncle; ce que don César a fait encore, elle ne le sait pas bien et ne veut pas l’apprendre. Il lui suffit d’apercevoir « sous une ombre lugubre une auréole rougeâtre et funèbre qui semble émaner du nom des Borgia. » C’est bien assez pour être pénétrée de tristesse. Eh bien! non, cette tristesse qui devrait l’envahir, elle ne la connaît point. « Le seul effet produit sur moi, dit-elle, est de me détacher absolument, mais sans haine, sans mépris, sans irritation, de ce monde où se commettent de telles choses... Je ne hais pas le monde; il ne m’effraie pas; il ne m’est rien! Je ne sais s’il m’entoure, mais il ne peut rien sur moi, et, quand je songe à lui, je reçois comme une impression de joie bien pure, parce que je comprends que je n’ai rien de commun ni avec ce qu’il aime, ni avec ce qu’il veut. »

Se peut-il que, même sous un Alexandre VI, même sous ces cardinaux avilis, dans cette église adultère, au milieu de tant de sacrilèges et d’abominations, la vertu des traditions chrétiennes ne se conserve pas quelque part? M. de Gobineau ne saurait l’admettre; il entr’ouvre les cellules cachées où se perpétuent les saintes croyances, la croyance à Dieu et à la destinée humaine, la foi dans la victoire du bien sur le mal. C’est bien un homme de la renaissance, ce religieux nourri de l’Évangile et de Platon, qui combat si noblement le désespoir de dona Maria et le détachement excessif de dona Isabelle. Il y a plaisir à l’entendre, quand il montre à quel cercle borné se heurtent les actions des hommes. « Elles ne durent que le temps d’un éclair, laissant une vibration qui graduellement s’affaiblit et disparaît. Leurs ravages gagnent peu, et ce qui reste après elles, ce qui reste... le savez-vous? C’est l’éternelle splendeur de la vie ! Cette clarté, il n’est pas d’excès satanique qui par- vienne jamais à l’éteindre! » À ces paroles du moine, la duchesse ne se rend pas facilement, car elle ne peut oublier de quelle caverne elle sort; mais le bon religieux, à qui la vue du mal le plus hideux ne cache pas les magnificences du monde moral, insiste avec une sorte d’exaltation à la fois philosophique et chrétienne; on croit entendre un ami de Savonarole et un disciple de Marsile Ficin : « Pour moi, pour tout ce peuple de Rome, qui depuis tant d’années vous contemple, vous admire, vous vénère, croyez-vous que votre présence seule ne soit pas un bienfait? Quand on crie avec rage et horreur : « César Borgia! » est-il indifférent qu’on ajoute avec tendresse, avec des larmes d’amour dans les yeux : « Marie et Isabelle Borgia? » Ah! madame; ah ! ma fille, il ne manque pas de fous qui, voyant Alexandre VI coiffé de la tiare et Savonarole traîné au supplice, s’écrient qu’il n’existe pas de Dieu! Si je leur répondais, moi, lorsque je vous contemple : « Il n’existe pas de mal ! » Est-ce