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qu’on ne franchit pas de plein saut, et les hommes d’état qui savent leur métier ménagent les transitions. Après y avoir rêvé, le gouverneur adressa à Saint-Pétersbourg un mémoire dans lequel il démontrait la nécessité de convertir graduellement les païens au christianisme, en les convertissant d’abord au mahométisme. C’est ainsi que procèdent dans leurs hardies expériences ces régénérateurs de peuples. Ils perfectionnent l’animal humain par la sélection des idées, et si la sélection ne suffit pas et que les cerveaux résistent, on y joint des mesures d’expropriation pour cause d’utilité publique. Cela s’est vu en Pologne.

Quand M. de Bismarck quitta Berlin pour aller rejoindre l’armée prussienne en Bohême, il prit congé de M. Benedetti en lui disant : « J’emporte avec moi mon encrier et tout ce qu’il faut pour écrire. » M. de Bismarck emportait en Bohême son encrier, dans l’espérance qu’il aurait prochainement à écrire la minute d’un traité de paix. Lorsque le prince Tcherkassky quitta Bucharest, accompagné de ses 400 employés civils, il emportait un très grand nombre d’écritoires et de rames de papier, non qu’il se proposât d’écrire des dépêches, c’est l’affaire des diplomates; mais quand on est chargé de rendre des jugemens, de faire des lois, de donner une constitution à une province et d’établir « un lien moral » entre la Bulgarie et la Russie, le papier est un objet de première nécessité. On assure que, depuis qu’il est à Tirnova, le prince Tcherkassky écrit beaucoup. Il a décrété que désormais la langue officielle de l’administration et des tribunaux bulgares serait le russe, et c’est en russe qu’il rédige présentement un code provisoire. Le prince a toujours eu des secrets particuliers pour apprendre le russe aux peuples qui ne se soucient pas de le parler.

Les projets attribués par les journaux roumains au prince Tcherkassky ont étonné l’Europe, car l’Europe s’étonne de tout, faute d’avoir assez médité le nouveau droit des gens et les débats de la conférence de Bruxelles. L’Europe s’en tient aux règles du bon sens, que MM. Funck et Sorel ont habilement réduites en corps de doctrine; elle estime que la force n’est pas le droit, qu’un détenteur n’est pas un propriétaire, que l’occupant n’a aucune juridiction sur le territoire occupé et qu’il ne lui est pas permis d’en disposer comme de son bien, qu’il doit au contraire autant que possible laisser toutes choses dans l’état et dans leur intégrité, ne point anticiper sur l’œuvre de la diplomatie et attendre, pour faire acte de possesseur, qu’un traité en forme ait sanctionné sa conquête. Ce n’est point ainsi que l’entend le prince Tcherkassky, et on peut s’en remettre à lui du soin de remplir scrupuleusement sa mission. Pendant qu’on se bat au nord et au sud du Balkan, il s’occupe de faire bonne justice et maison nette. On lui a recommandé de tout changer, il change tout, il transforme les fez en casquettes de peau ornées d’une croix, et il introduit dans la province du Danube les institutions communales de la Russie. Rien n’échappe à sa vigilante sollicitude ;