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VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE.

aussi actifs, aussi nombreux que dans les cités ouvrières de Londres ou de Mulhouse; afin d’obtenir plus d’espace, on les surcharge d’appentis jusqu’à former au-dessus des balcons et des toits mille superfétations bizarres ; toutes se penchent et se pressent jalousement des deux côtés de la rivière comme pour revendiquer leur part de cette eau précieuse. Du matin au soir sort du cœur de la ville un bruit confus de ruche mêlé au tapotement continuel des petits marteaux contre l’enclume et au grincement des limes sur l’acier, et, passant par les rues, à travers les portes entr’ouvertes, on voit contre les murs étinceler en faisceau les canons de fusils et les baïonnettes.

En dehors des armes, Eibar fabrique des bijoux qui, pour la délicatesse et le fini du travail, peuvent soutenir la comparaison avec les meilleurs articles de Paris. Ces bijoux, tout particuliers, sont en acier incrusté d’or, et déjà le débit en est grand tant à l’étranger qu’en Espagne. On exécute aussi dans le même genre des tables d’autel, des lampadaires, des coffres et des vases de toute dimension, et jusqu’à des statues. C’est de la maison Zuloaga, la plus considérable d’Eibar, qu’est sorti ce magnifique tombeau du maréchal Prim qu’on admire aujourd’hui à Madrid dans la basilique d’Atocha, Située en plein désert, bien qu’aux portes de la ville, et composée d’une seule nef, cette église sert de sépulture aux généraux espagnols les plus illustres de notre siècle. Là dorment leur dernier sommeil, à l’ombre des plis glorieux de cent étendards conquis sur l’ennemi, Castaños, qui vainquit à Baylen, Palafox, qui défendit Saragosse, Concha, qui périt à Abarzuza. On a souvent reproché aux Espagnols leur amour de la phrase et du pathos; ce n’est pas le cas ici. De simples plaques de marbre, à peine ornées, rappellent seulement les noms avec les titres des héros : rien de plus modeste, mais rien non plus d’aussi saisissant ; les murs, complètement nus, sont blanchis au lait de chaux. Concha, il est vrai, aura bientôt à l’entrée de l’église sa statue équestre dont une souscription publique vient d’assurer l’exécution. En attendant, le tombeau du maréchal Prim est le seul qui témoigne d’une préoccupation esthétique. Il est placé dans une petite chapelle à droite, près de la porte. L’heureux soldat, porté de guerres en pronunciamentos jusqu’aux marches du trône de saint Ferdinand, est représenté étendu en grand uniforme au-dessus du sépulcre où ses restes reposent; les mains sont croisées sur la poitrine, la tête est nue, et ce visage tourmenté, si bien saisi par notre Henri Regnault, garde encore jusque dans la mort une énergie singulière. Une sorte de baldaquin fort élégant le recouvre, portant ces mots à l’intérieur : Crimée, Maroc, Mexico, Cadix, et au dehors, en médaillons, les