Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/918

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces bois de coupe dont nous venons de voir des échantillons passer sur le torrent de la Vire aux mayens. Il ne suffit pas en effet d’établir aux bons endroits des moulins à scie. Si la fonction du moulin à scie est de scier prestement les arbres, la matière sciable n’a pas pour fonction de venir d’elle-même au moulin. Je me trompe cependant : quand le moulin est à portée de la montagne, quand cette montagne a au flanc quelqu’une de ces rainures lisses (dévaloirs), comme celles qui strient par places les croupes de la Pierre-à-Voie, on peut dire que les troncs viennent s’offrir presque tout seuls aux dents de la scie. La pente est-elle trop abrupte pour que l’arbre ait chance de fournir sa dégringolade sans subir d’accident grave, on en est quitte pour construire ce qu’on appelle une rize. La rize est la sœur jumelle du bisse, en quelque sorte : c’est un canal demi-circulaire formé d’un emmanchement de longues tiges de sapin, celles des bords relevées et soutenues par des rangées de pieux. Le bois est lancé par ce couloir malandreux, dont il finit par polir si bien les nodosités qu’il y file bientôt comme une flèche ; mais les choses ne vont pas toujours aussi simplement. Où seraient à ce compte les côtés épiques du métier de bûcheron alpestre ? Métier double, le plus souvent : l’homme est à la fois bûcheron et flotteur, il n’a pas quitté la cognée qu’il lui faut manœuvrer la perche ; il ne sort des solitudes de la futaie que pour tomber aux abîmes de l’air ou de l’eau.

La forêt est là-haut, tache noire au front du ciel bleu ; on abat les troncs, s’il se peut, avant le retour du printemps ; puis, les arbres une fois par terre, il faut les mettre en mouvement. Il s’agit, je suppose, d’arriver de ruisseau en ruisseau à la plaine du Rhône supérieur. Une annonce est insérée dans la « feuille d’avis » du chef-lieu : « Sous due autorisation, un tel, de telle localité, fera dès aujourd’hui par tels torrent et rivière jusqu’à tel endroit un flottage de bois d’essences diverses ; défense est faite de toucher à ces bois sous aucun prétexte, à peine d’être traduit en police correctionnelle. » En général, comme c’est le cas dans le massif très enchevêtré qui court de la Dent du Midi au Cervin, la première ravine que l’on atteint, au moyen de rizes par exemple, ne contient qu’un maigre filet d’eau où de petites billes peuvent à peine voguer. La besogne première de l’ouvrier est de transformer ce filet d’eau en un véritable torrent temporaire ; c’est une sorte de miracle à faire, celui de la multiplication des flots. On s’en tire comme il suit : une écluse est établie au-dessus du point où débouche la rize, et cette écluse en s’ouvrant laisse fuir une masse liquide dont le dégorgement impétueux a raison des plus lourds fardeaux ; tiges menues et gros troncs passent par là, un à un, de la même allure. On gagne ainsi tant bien que mal un cours d’eau plus digne de ce nom, assez