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individu en passe d’avoir retenu vingt mesures de Geneviève ou de Cammacho! Encore sait-on plus ou moins ce que c’est que cette partition de Geneviève; mais Cammacho ! qui diantre connaît cela? Et quand un compositeur donne au théâtre sa mesure avec une élucubration de cette espèce, ce compositeur s’appelât-il Mendelssohn, eût-il écrit Paulus, la Grotte de Fingal, le Songe d’une nuit d’été ou les fragmens de Loreley, a-t-il bonne grâce à venir trancher du pédagogue à l’égard d’un Meyerbeer ou d’un Rossini? D’où je conclus qu’il faut que les symphonistes laissent la scène aux hommes de théâtre, et surtout qu’ils s’abstiennent de juger les conceptions dramatiques au point de vue d’un idéal absolument opposé. « Celui qui, après une exacte et consciencieuse étude des Huguenots, demeure insensible aux beautés de cette musique et peut en nier la valeur, celui-là, quoi qu’il arrive, ne fera jamais rien au théâtre. » Cette remarque du docteur Hanslick, l’auteur d’un ingénieux traité sur le beau dans la musique, appuierait au besoin ma discussion.

Bon nombre de gens croient se donner des airs de connaisseurs en affectant de mépriser tout ce qui plaît au public : vous les verrez chez Pasdeloup, pendant des heures, se gaudir aux sublimités d’un Raff ou d’un Wagner; mais ils vous parleront avec indifférence de la petite musique des Huguenots, et ne manqueront pas, à propos de la Muette, de vous citer des bouts de phrase de Schumann appelant Auber « un enfant gâté de la fortune, sans distinction ni émotion, et, quant à l’instrumentation, un vrai lourdaud, » Eh bien! il importe que tous les voltigeurs du prétendu grand art et tous les philistins du wagnérisme se le disent : ces manières-là n’ont plus cours, même en Allemagne, où le ridicule commence à les entreprendre, et M. Ferdinand Hilier, un classique de vieille roche s’il en fut, vous apprendra, en juste et complète opposition avec cette critique démodée, que tel compositeur tant célébré jadis dans son pays n’est qu’un simple dilettante quand on lui compare un maître comme Auber. « On tombe de son haut à lire, en feuilletant les vieilles gazettes, avec quelle impertinence et quelle dédaigneuse répulsion furent accueillies à leur première apparition en Allemagne les œuvres les plus exquises des Rossini, des Auber, des Bellini, et je me demande s’il ne serait pas pour nous plus honnête et plus habile d’avouer qu’il n’est pas en notre puissance de composer jamais rien qui ressemble à ces merveilles d’esprit, de verve et de style, ayant nom le Barbier de Séville, le Philtre et Fra Diavolo ![1] » Un artiste qui pratique et prend au sérieux son métier sera toujours très gauchement placé pour réviser l’œuvre d’autrui. Produire et faire de la critique sont deux choses fort dissemblables. Que l’artiste qui met toute son âme dans sa profession soit exclusif, qu’il repousse avec violence tout ce qui ne répond point à sa compréhension du beau, rien de plus naturel ;

  1. Ferdinand Hiller, Aus dem Tonleben; Leipzig.