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mais la vraie critique a des tendances moins absolues, et c’est une loi pour elle de se soumettre au vieux précepte de Térence. Étant donnée la nature excessivement sensitive de Schumann, il va sans dire qu’on n’en saurait jamais attendre aucun jugement impartial; disons plus, si Schumann pouvait admirer les grandes beautés des Huguenots, il ne serait point Schumann, pas plus que Mendelssohn ne serait Mendelssohn s’il eût goûté Robert le Diable. Pourquoi ces fiers champions de la musique instrumentale allemande opineraient-ils différemment, fermés comme ils le sont à toute conception de la mélodie italienne et française, ne possédant aucune idée de l’opéra moderne et ne s’étant jamais doutés de ce que c’est que le théâtre? Aussi, bien loin de leur reprocher ces critiques acerbes, impitoyables et surtout pitoyables, je voudrais en recommander la lecture, car, si ces pages sur les Huguenots et Robert le Diable ne nous donnent qu’un Meyerbeer travesti, du moins ont-elles cet avantage de nous mieux faire connaître Schumann et Mendelssohn.

Quel aimable contraste à ces esprits orageux que l’honnête, souriante et placide figure d’un Halévy! Celui-là n’était point un fantasque, un exclusif, il savait le fond des choses et ne confondait pas une symphonie avec un opéra. Il est vrai qu’à cette époque le drame lyrique comptait ses plus beaux triomphes, et les œuvres d’un nouveau venu empruntaient à l’ensemble du mouvement une force d’impulsion dont plusieurs se ressentent encore. On a beau théoriser, dogmatiser, c’est un fier élément de vie que la règle, et le travail qui s’appuie sur une tradition a pour lui bien des avantages : la technique, le style, ainsi se forment les écoles ; assurément l’école ne fait pas les hommes de génie, mais elle les suscite, les encadre, leur prête force et vitalité. Qu’était-ce en dernière analyse que Fromental Halévy? Un musicien de grand talent, quelqu’un comme qui dirait le Massenet de ce temps-là, le Massenet d’une période puissante, organique. La Juive, malgré ses beautés, la Reine de Chypre, ne sont point des chefs-d’œuvre, et cependant, après quarante ans, ces partitions plaisent encore et tiennent non pas seulement par ce qu’elles ont en elles de virtuel et de propre à leur auteur, mais par ce que leur a communiqué de couleur et d’action la grande époque qui les vit naître. Laissez dix ans s’amonceler sur le Roi de Lahore, et vous m’en direz des nouvelles. Cette méthode expérimentale si fort à la mode chez nos petits-maîtres symphonistes du moment, aux jours d’Halévy n’existait pas. On avait alors des notions très précises sur la diversité des genres. Un drame était un drame et non une élégie; aussi jamais ne fût venue à l’élève d’un Cherubini l’idée de se substituer à ses personnages pour nous chanter complaisamment le romancero de sa propre existence, ainsi que cela peut s’entendre dans toutes les partitions subjectives dont nos scènes lyriques sont maintenant encombrées. Les personnages de la Juive, comme ceux de la Reine