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l’instruction plus répandue aide à apprécier le mérite. Ce sentiment cesse ainsi d’être le privilège trop exclusif d’une élite qu’enveloppe de toutes parts la barbarie générale des sentimens et des goûts.

Voilà le bien. Maintenant disons le mal, les périls du moins. Osons les dire sans réticence.

L’égalité restreint dans une forte mesure le grand luxe, cela est incontestable ; mais la société ne peut-elle offrir cette situation singulière où tous désirent avec une passion effrénée un luxe médiocre ? On peut livrer cette question aux méditations des moralistes et des politiques.

Or il n’y a pas à se faire là-dessus d’illusion, cette passion, l’égalité contribue à l’allumer elle-même dans les cœurs. C’est qu’au fond et dans la pratique l’égalité signifie le plus souvent le désir de s’élever. Qui est-ce qui se contente de l’égalité dans la pauvreté, dans l’obscurité, et ne préfère de beaucoup devenir l’égal… de son supérieur ? Noble ambition peut-être, mais peut-être aussi honteuse envie, faite de haine et de paresse ou d’impuissance. Or on a beau faire, il y a une inégalité que la démocratie ne détruit pas ! Plus d’antiques monopoles, plus de privilèges de classe sous forme d’exemption d’impôts pesant sur le peuple seul, plus de concentration de tous les emplois civils et militaires, même de tous les emplois industriels et commerciaux de grande importance dans des mains exclusives, c’est fort bien, mais la richesse subsiste et avec elle la propriété, et avec la propriété les causes si nombreuses d’inégalité qui se trouvent dans la nature humaine.

De là une situation nouvelle, situation pleine de perplexité et de trouble. Tant que l’objet poursuivi était la chute de lois injustes qui grossissaient artificiellement la part des uns au préjudice commun, chacun était en droit de se plaindre. Ce faste excessif et mal acquis paraissait la suite d’une iniquité. Ces barrières sont tombées. Faudra-t-il effacer aussi les limites des fortunes ? Le luxe continue à se montrer : quel parti devra-t-on prendre ? Ici commence, nous y insistons, pour la démocratie, l’épreuve qui ne manque à aucune forme de gouvernement. L’ivresse du pouvoir absolu était l’écueil du despotisme. L’ivresse de l’égalité mal entendue risque d’être l’écueil des démocraties. Elles ont d’autant plus de difficultés à y échapper, que les idées morales obscurcies et les freins moraux affaiblis laisseront plus de place à la passion du bien-être matériel. Or cette passion se développe sous l’influence de la démocratie elle-même. C’est ce que remarque, avec autant de justesse que de profondeur, M. de Tocqueville, moraliste aussi pénétrant dans les deux derniers volumes de son grand ouvrage que politique ingénieux dans les deux premiers. On ne peut qu’être