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de Berlin, et M. Dühring, qui en sa qualité de philosophe a l’habitude de remonter aux causes premières, n’a pas hésité à rendre Aristote responsable de sa disgrâce. Avoir contre soi Aristote et les femmes, c’en est trop. M. Dühring déteste cordialement les talens subalternes, les médiocrités, les nullités, les fabricans de manuels, les compilateurs, les pédans, les scholarques, les philosophâtres et toute l’engeance des petits professeurs, die Professörchen ; mais il est quelque chose qu’il déteste encore plus qu’un professeur, c’est une femme de professeur. Il est persuadé que ces furies ont toutes tramé sa perte et qu’elles s’occupent assidûment à écrire contre lui des articles dans les journaux de Berlin. Ce n’est pas seulement Mme Bonitz qui s’est appliquée à l’évincer du Victoria-Lyceum ; il a rencontré une persécutrice plus dangereuse encore dans la femme d’un illustre physicien, dans Mme Anna Helmholtz, qu’il s’obstine à appeler Augusta, sans doute parce qu’il lui plaît de grandir son ennemie en lui prêtant un nom impérial. Pour se venger, il a accusé M. Helmholtz d’avoir dérobé au docteur Robert Mayer de Heilbronn sa découverte de l’équivalent mécanique de la chaleur. C’est un spectacle mélancolique que celui d’une intelligence distinguée que la passion fourvoie et qui, s’enfermant dans une solitude chagrine et sauvage, s’y abandonne à de sombres chimères. Rabelais se défiait « des gens, nourris dedans un baril, qui onques ne regardèrent que par un trou. » Les gens nourris dans un baril bâtissent des doctrines échafaudées sur des commérages : grattez le philosophe, et vous ne trouverez au fond de son système qu’un Allemand de mauvaise humeur. Les gens nourris dans un baril en arrivent à se persuader que l’histoire universelle se résume dans leur aventure, et ils font leurs confidences intimes à tout l’univers, ils le sommeraient au besoin par voie d’huissier de s’intéresser aux tribulations d’un docteur persécuté par Aristote et par Mme Helmholtz.

Quand on n’est pas content de son sort et qu’on a le goût d’en raisonner, la seule alternative est de devenir ou pessimiste ou socialiste. Le docteur Dühring a pris le parti de se faire socialiste ; c’est ce qui l’a sauvé du pessimisme. Bien qu’il soit convaincu, comme Schopenhauer, que le monde est une fâcheuse institution, il croit qu’à la rigueur il est possible de l’améliorer. La tâche n’est pas petite ; il faut refaire la société de fond en comble. Quels procédés notre docteur se propose-t-il d’employer à cet effet ? Si nous en jugeons par quelques passages de ses livres, les palliatifs lui agréent peu ; il n’a foi que dans les grands moyens. Ce qui nous donne beaucoup à penser, c’est l’hommage rendu par lui « à l’incomparable grandeur de Jean-Paul Marat, ce disciple le plus remarquable de Rousseau, que les pseudo-historiens de la contre-révolution européenne, et nommément ceux de l’espèce girondine, ont si bassement défiguré. » Ce qui ne nous donne pas moins à