Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/43

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les surveillans ne se le firent pas répéter, mais trois d’entre eux, Pinet, Bourguignon, Göttmann, se demandèrent si l’heure n’était pas venue de tenter un coup de main à l’aide des otages militaires pour sauver ceux-ci et fuir cette maison maudite. On s’abandonna d’abord à des idées peu pratiques et tout à fait romanesques : percer un trou dans les murs de ronde, forer les caves et tâcher de trouver une galerie d’égout, — combinaisons insensées qui, pour être seulement essayées, exigeaient un temps considérable et dont le dénoûment, plus qu’incertain, risquait fort d’être désastreux. Après de longues discussions dans le guichet central où les trois surveillans s’étaient réunis, ne sachant plus ce qu’il advenait de l’armée française qu’ils attendaient vainement depuis trois jours, ignorant si l’état d’insupportable angoisse où tout le monde vivait n’allait pas se prolonger encore, ils s’arrêtèrent à un projet qui, bien mené, avait quelque chance de réussir : il ne s’agissait que d’avoir beaucoup d’audace.

Depuis le 22 mai, le poste des fédérés occupant la porte d’entrée sous le commandement de Vérig comprenait environ 300 hommes ; mais la plupart de ceux-ci s’en allaient le soir coucher à leur domicile et ne revenaient que le lendemain matin. Pendant la nuit, la prison était gardée par 60 hommes, au plus par 80. Ce fait n’avait point échappé aux surveillans, qui savaient en outre que les fédérés, presque constamment ivres, n’étaient jamais insensibles à l’offre d’un bon verre d’eau-de-vie. Ils se cotisèrent et reconnurent que leurs ressources communes s’élevaient à plus de 150 francs ; c’était de quoi griser tout un bataillon. On offrirait aux fédérés « une tournée » dans le poste et on la renouvellerait tant qu’un homme tiendrait debout ; on avait calculé qu’une somme de 70 fr. consacrée à un achat d’eau-de-vie et d’absinthe suffirait amplement à mettre les 60 ou 80 fédérés dans un état complet d’abrutissement. Lorsqu’on les verrait convenablement affaiblis par l’ivresse, un des surveillans se rendrait à la première section située au premier étage du bâtiment de l’est, où les gendarmes étaient enfermés. Il y en avait, dans cette seule section, une cinquantaine, tous vieux soldats ayant guerroyé en Crimée, en Italie, au Mexique, rompus au maniement des armes et propres à une action hardie. On les faisait sortir, on les conduisait facilement jusqu’au poste des fédérés ; là, se jetant sur les râteliers où les fusils étaient déposés, ils s’en emparaient, assommaient les récalcitrans, mettaient des cartouches dans leurs poches et, formés en peloton, guidés par Pinet, qui, dans la matinée, était allé reconnaître le terrain, ils se lançaient au pas de course vers les quartiers du centre, tombaient à revers sur une barricade et rejoignaient l’armée française. Tel était le plan imaginé par ces trois braves gens ; il était peut-être d’un