Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/447

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
443
UNE MISSION AUX RUINES KHMERS.

l’image du quatrième avatar de Vishnou en homme-lion, forme sous laquelle il vainquit le géant Érinien. Vishnou, homme-lion, est fort vénéré dans l’Inde où il a des temples particuliers. On le représente souvent avec un grand nombre de bras, lacérant les entrailles pantelantes d’un cadavre hideux. En reproduisant cette scène hindoue à Ca-Kéo, le sculpteur khmer avait su dépouiller le tableau de son réalisme le plus repoussant et le transformer en un motif d’ornementation fantastique et plein d’élégance.

Notre retour à Pracang, qui se fit dès le surlendemain, fut marqué par une alerte. On découvrit sur notre route la trace toute fraîche d’un de ces éléphans féroces qui rôdent volontiers dans ces forêts et s’attaquent impitoyablement à tout ce qu’ils rencontrent ; quelques jours auparavant, ce redoutable pachyderme avait mis en pièces deux malheureux indigènes qui étaient venus chercher des racines au pied de la pyramide, et nos guides ajoutaient même qu’il avait bu le sang de ses victimes. Nous nous expliquâmes ainsi, après coup, l’hésitation assez légitime que nos conducteurs avaient montrée au moment de nous escorter jusqu’à Ca-Kéo. Dans cette partie du Cambodge, plus encore que partout ailleurs, une foule de croyances superstitieuses s’attachent à l’éléphant. L’une d’elles a donné naissance à une coutume singulière et touchante. Il arrive parfois qu’un de ces monstres sauvages, frappé à mort, tombe en s’agenouillant ; les Cambodgiens disent alors qu’il a demandé grâce avant de mourir pour tous les éléphans de la contrée ; la nouvelle se répand aussitôt de village en village ; durant une année entière, les chasseurs suspendent leurs expéditions, et si, avant la période révolue, un autre éléphant sauvage est malencontreusement abattu, la population se croit menacée des plus grands fléaux.

III.

Nous quittons enfin Pracang, et, nous dirigeant vers l’ouest parallèlement à une grande chaussée qui reliait jadis cette cité aux villes voisines, nous gagnons un nouveau centre de ruines appelé « les Cinq-Tours » (Preasat Pram). Seul, le crayon de l’artiste pourrait rendre l’effet pittoresque qu’offrent ces beaux débris au milieu de la luxuriante végétation dont ils sont recouverts et tapissés. Des vignes sauvages aux feuilles d’un rouge éclatant serpentent de toutes parts sur les amas de pierres et sur les voûtes écroulées ; des lianes innombrables s’y enroulent avec une telle régularité qu’on croirait que la main de l’homme en a dirigé les festonnemens ; un fouillis inextricable d’orchidées chargées de leurs fleurs et de fougères multiformes cache entièrement la terre ; sur le tout s’étend, comme un dais mystérieux, l’opulente frondaison des ba-