Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/473

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1877.

La mort a ses proies illustres et prend quelquefois à l’improviste un rôle cruellement étrange dans la politique. Elle vient de choisir parmi nous une de ces victimes d’élite dont la disparition eût été toujours et est plus que jamais à l’heure présente un événement douloureux. M. Thiers n’est plus de ce monde, dont il a été la lumière, l’honneur et le charme.

Il y a quelques jours à peine, même parmi ceux qui ne pouvaient se défendre d’une secrète et vague inquiétude, personne n’avait l’idée qu’il dût finir sitôt, tant il semblait nécessaire ; aujourd’hui il est déjà enseveli, il est entré brusquement dans l’histoire, ayant pour suprême cortège l’émotion religieuse de son pays et les hommages spontanés de l’Europe. L’âge inexorable était là sans doute, les années s’accumulaient sur la tête blanche et fine du glorieux octogénaire ; mais il portait si vertement le fardeau, il était si animé, si vivant, il s’intéressait si bien à tout, à la politique, aux arts, aux lettres, à la diplomatie, aux affaires de l’Orient et de l’Europe, surtout aux affaires de la France, qu’il n’y avait pas moyen de croire qu’étant là aujourd’hui il n’y serait pas demain. Il donnait lui-même l’exemple de la confiance, et, loin de se laisser refroidir, il ne songeait qu’à réparer ses forces pour se tenir prêt à tout. Il était allé pendant l’été à Dieppe chercher l’air salubre de la mer. Plus récemment il avait choisi Saint-Germain pour les jours d’automne ; il était allé camper et se reposer un instant sur cette terrasse d’où il pouvait contempler Paris dans le lointain, à l’extrémité de l’horizon. C’est là que la mort est venue le surprendre le 3 de ce mois, et, faut-il le dire ? la destinée qui l’a si souvent favorisé lui a été propice jusque dans sa dernière heure en lui envoyant cette fin instantanée, à la fois cruelle et tristement bienfaisante. On ne peut imaginer M. Thiers n’étant plus M. Thiers, condamné à traîner une vieillesse affaiblie et inutile, assistant, sans pouvoir s’y mêler, aux crises de son pays. La mort, en le frappant d’un seul coup, en pleine activité, lui a épargné cette épreuve.