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dat pour parler. Replacé par une élection en présence d’une situation déjà menacée de toutes parts, compromise sous des dehors trompeurs, il ne pouvait que signaler les méprises de politique extérieure, le danger des expéditions ruineuses, les témérités aventureuses de l’administration financière et dévoiler la cause profonde du mal. C’est ce qu’il faisait en relevant devant une assemblée, devant l’opinion, le drapeau des « libertés nécessaires. » Sans entrevoir encore la ruine prochaine de l’empire, il ne pouvait se défendre d’un pressentiment inquiet qu’il avait exprimé lorsque, après 1866, il avait dit qu’il n’y avait plus une faute à commettre. Il ne songeait guère à un intérêt de parti, et celui que de vulgaires sycophantes ont représenté depuis comme ayant contrarié les armemens de l’empire ne s’inquiétait que du décousu de l’administration militaire, des illusions qu’on se faisait sur l’organisation de l’armée, sur la solidité de nos forces ; il défendait au besoin presque contre le gouvernement le contingent militaire. S’il croyait encore à la puissance française dans un duel avec la Prusse, il voyait le péril d’un conflit mal engagé ; jusqu’au bout, il ne cessait de le montrer, et certes, s’il est une journée faite pour illustrer sa mémoire, c’est bien cette journée du 15 juillet 1870 où le gouvernement venait de porter au corps législatif la déclaration de guerre à la Prusse, où M. Thiers, presque seul, tenait tête aux passions frémissantes, s’élevant à une vraie grandeur par la prévoyance, par une sorte d’illumination du patriotisme. Vainement, dans l’impatience de déchaîner la guerre, on lui criait : « Allez à Coblentz !… — Vous êtes un prophète de malheur !… Vous faites plus de mal à votre pays que bien des bataillons prussiens !… » M. Thiers ne se laissait ni troubler ni décourager, il résistait jusqu’à l’épuisement de ses forces, répondant à toutes les clameurs : « Si vous ne comprenez pas que dans ce moment je remplis un devoir, et le plus pénible de ma vie, je vous plains… Quant à moi, je suis tranquille pour ma mémoire, je suis sûr de ce qui lui est réservé pour l’acte auquel je me livre en ce moment ; mais pour vous, je suis certain qu’il y aura des jours où vous regretterez votre précipitation… Offensez-moi, insultez-moi, je suis prêt à tout subir pour défendre le sang de mes concitoyens que vous êtes prêts à verser si imprudemment… » C’était le cri du patriotisme alarmé avant l’événement, et par un jeu cruel de la destinée, c’est celui qui parlait ainsi le 15 juillet 1870, c’est celui-là même qui avant deux mois allait être obligé de parcourir l’Europe au nom de la France vaincue, qui six mois plus tard devait être réduit à signer la paix la plus dure pour limiter au moins les malheurs d’une guerre qu’il avait tout fait pour conjurer ! C’est l’historien du Consulat et de l’empire, l’homme toujours accusé de flatter l’orgueil français, qui avait à signer le démembrement de son pays ! Nous nous souvenons de ce jour de février 1871 où, revenu de Versailles au ministère des affaires étrangères et prêt à partir pour Bordeaux, il dévorait