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ment, volontairement, pour avoir cru que la république était seule possible dans la situation créée à la France par quatre-vingts ans de révolutions.

Était-ce une illusion ? était-ce un excès de susceptibilité de la part d’un homme qui, au moment même où il comparaissait devant l’assemblée, pouvait dire que « dans cinq semaines l’étranger aurait quitté notre sol ? » Ce qu’il y a d’étrange, c’est que cette chute, cette éclipse, à laquelle M. Thiers se résignait avec une dignité si simple, est précisément ce qui lui a donné raison, et lorsqu’un peu plus tard on lui disait qu’il s’était trop hâté, que, nommé président de la république pour la durée de l’assemblée, il aurait pu rester, il répondait vivement, familièrement : « vous vous trompez ; d’abord l’assemblée était ma souveraine, et moi, vieux parlementaire, je devais m’incliner, je devais lui laisser toute liberté. Et de plus, si j’étais resté président, on n’aurait pas manqué de dire que c’était moi, vieil entêté, qui avais empêché la restauration de la monarchie. Les illusions auraient été possibles. Je ne suis plus là, je n’ai rien empêché, et vous voyez ce qui en est. » Ce qui est arrivé en effet est singulièrement significatif. On a essayé de rétablir la monarchie, et on n’a pas réussi, même dans les conditions qui semblaient les plus favorables. Cette république qu’on repoussait avec dédain, elle est devenue le régime régulier et légal de la France, avec le consentement de l’assemblée elle-même. Ces lois constitutionnelles qui ont été votées, ce sont précisément ou à peu près celles que M. Thiers demandait dans son message de 1872, que M. Dufaure proposait à la veille du 24 mai. Ces quatre années qui viennent de passer ont été en bien des points la justification involontaire de la clairvoyance de l’ancien président. M. Thiers n’avait pas besoin d’être au pouvoir pour rester un guide ; il servait les intérêts publics par sa seule présence, par sa supériorité, par la confiance qu’il inspirait, et jusqu’au bout il a pu dire ce qu’il disait avec une juste fierté le jour du 24 mai 1873 : « Je n’entends pas paraître au tribunal des partis, — devant eux je fais défaut, — je ne fais pas défaut devant l’histoire, et je mérite de comparaître devant elle. » Il mérite en effet de rester un personnage de l’histoire, celui qui dans une carrière si agitée a pu se tromper quelquefois sans doute comme d’autres, mais qui pendant cinquante ans a été l’honneur de son temps, qui a aimé son pays, qui l’a servi passionnément dans ses plus cruelles épreuves, et qui, le jour où il a disparu, n’a plus été, ne devait plus être pour tous qu’une image consacrée de l’expérience et du patriotisme.

Et maintenant, que la mort de M. Thiers ait été un deuil public, qu’elle ait été ressentie avec une vivacité douloureuse dans le pays tout entier, mieux encore dans l’Europe entière, c’était tout simple : M. Thiers était un personnage européen en même temps que national. C’est notre dernière gloire universelle. Paris, en accompagnant de son