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Belleville et de Ménilmontant. On leur amenait à tuer sans péril des hommes qui ne se défendaient pas, c’était là une de ces rares bonnes fortunes dont il faut savoir profiter. Sur la place qui s’étend devant le marché, une masse énorme de curieux regardait l’immense panorama de Paris embrasé. Le sourd retentissement du canon bruissait comme une tempête et montait dans les airs sur un nuage de fumée. Le spectacle avait sa grandeur horrible, l’escorte s’arrêta à le contempler. À ce moment, on fut rejoint par des fédérés exaspérés qui arrivaient des Buttes-Chaumont, où ils avaient été battus. Ils crièrent : « Livrez-nous les prisonniers, nous allons les fusiller tout de suite. » Le mot de prisonniers courut immédiatement dans la foule qui suivait les otages, et l’on raconta que c’étaient des gendarmes, des gardes de Paris et des prêtres que l’on avait pris sur la barricade de la rue Sedaine au moment où ils tiraient sur « le peuple. »

La mairie, — aujourd’hui détruite, — du XXe arrondissement, faisant vis-à-vis à l’église Saint-Jean-Baptiste, prenait façade sur la rue de Paris et avait une large entrée dans la rue des Rigoles, rue étroite et resserrée qui fait suite à la rue de Puébla. À côté d’un lavoir qui existe encore, un groupe d’officiers fédérés réunis autour de la commune réfugiée à l’ancienne Ile d’amour, se tenait devant la porte latérale de la mairie ; Gabriel Ranvier, la brute obtuse, féroce, jalouse, ne pardonnant pas à l’humanité la banqueroute qu’il avait faite, les condamnations qui l’avaient justement frappé, l’incapacité qui en lui neutralisait tout, excepté une ambition désordonnée. Ranvier était là, chamarré de son écharpe rouge et regardant venir le lugubre cortège ; s’adressant à Émile Gois, il lui dit : « Fais entrer tous ces gens-là ici. » Au moment où les otages passèrent devant lui, il leur cria : « vous avez un quart d’heure pour faire votre testament, si cela vous amuse ! » Le bruit se répandit, avec une extraordinaire rapidité, que l’on venait d’amener des prisonniers faits sur les barricades et que l’on allait les fusiller. Ce fut une grande joie dans tout le quartier ; les cabarets vomirent leurs buveurs, les postes lâchèrent leurs soldats, et bientôt il y eut devant la mairie une masse vociférante d’individus armés : au moins quinze cents, ont dit quelques témoins oculaires ; plus de deux mille, ont dit les autres. Au bout de vingt minutes environ, les otages sortirent : le maréchal des logis Geanty, toujours le premier ; puis vingt-sept gardes de Paris, dix gendarmes, les quatre « civils, » les prêtres et le pauvre petit Seigneret, bien pâle, mais soutenant toujours le père Tullier.

Gabriel Ranvier, s’adressant à Grille d’égout, lui cria : « Va me fusiller tout cela aux remparts ! » La population était en fête, elle s’amusait considérablement. Elle avait organisé le cortège à sa