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sentiment d’horreur inexprimable. Ferré lui prescrivit de prendre tout de suite une voiture et d’aller chercher des vivres pour les soldats du poste, qui s’étaient plaints de n’avoir pas mangé depuis la veille. Bourguignon se contenta de transmettre l’ordre aux gardes nationaux, et, prenant sa course par le chemin de ronde, il contourna la moitié de la prison et entra à l’infirmerie où son camarade Pinet était de service. Il lui cria : « Ils sont là, ils viennent chercher les prêtres et les gardiens de la paix pour les tuer. » Pinet répondit : « Non, il ne faut livrer personne ! » Pinet était un ancien soldat, employé aux prisons depuis quelques années ; rengagé pendant la guerre, mis plusieurs fois à l’ordre du jour, porté pour la croix, il avait repris son poste à la Roquette après l’armistice. Nous avons dit comment il avait vainement essayé de sauver les gardes de Paris. C’est un homme d’une rare bravoure et parfaitement capable de risquer sa vie dans une aventure qui tenterait son courage. Son plan fut immédiatement arrêté : faire révolter les détenus criminels, pousser les otages à une résistance désespérée et s’associer à eux. Bourguignon et lui se jetèrent au guichet central, prirent les clés des grilles de la deuxième, de la troisième section et celles des ateliers[1].

Les détenus condamnés se promenaient dans la cour. Pinet les fit rentrer aux ateliers et leur dit : « On vient vous chercher pour vous fusiller, armez-vous de vos outils et défendez-vous ; nous serons avec vous et nous vous aiderons. » On se précipita sur les valets de menuiserie, les limes, les marteaux de forge, les alênes, les poinçons de cordonniers, et l’on se groupa dans les salles, prêt à la bataille. « Nous pouvons compter sur vous ? » demanda Pinet. — Les détenus répondirent : « Oui. » Pinet leur recommanda de rester dans les ateliers, où ils étaient bien plus en sécurité que dans la cour, et, accompagné de Bourguignon, il monta vers les sections ; Bourguignon entra dans la seconde et lui dans la troisième. En deux mots, Bourguignon expliqua aux sergens de ville, aux soldats prisonniers, qu’il fallait, si on les appelait, refuser de descendre ; que s’ils ne se défendaient à outrance, ils étaient perdus ; qu’il était temps de faire arme de tout bois et de ne laisser pénétrer personne dans la section. Il ajouta : Pinet est là-haut « à la troisième, » je

  1. A la Grande-Roquette, prison déjà ancienne, inaugurée le 22 décembre 1836, construite avant l’amélioration des maisons pénitentiaires, il n’existe pas de passe-partout ; chaque section a ses clés particulières. On y possède cependant des doubles clés, dites clés de secours. Celles-ci, ordinairement déposées dans une petite armoire, près de l’avant-greffe, avaient été, pendant la commune, transportées au guichet central. Pinet et Bourguignon, s’étant emparés des doubles clés de la deuxième et de la troisième section, nul, sans leur concours, ne pouvait plus ouvrir les grilles du second et du troisième étage, dans le bâtiment de l’est.