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avec les détenus de la deuxième et de la troisième section. Voyant que la persuasion lui réussissait mal, il voulut avoir recours à la force et ne s’en trouva pas mieux. Au poste d’entrée, singulièrement dégarni depuis le matin, il prit quelques hommes de bonne volonté et, marchant valeureusement à leur tête, il gravit le grand escalier. Devant la barricade, d’autant plus résistante qu’elle était molle, il s’arrêta. On essaya de passer des canons de fusil à travers les matelas, et l’on reconnut promptement que l’on parviendrait seulement à trouer quelques vieilles paillasses. On eut alors la pensée féroce de mettre le feu à la barricade et d’enfumer les otages comme renard au terrier ; mais ceux qui l’avaient construite n’étaient pas bêtes, ils s’étaient méfiés de l’imagination des fédérés, et contre la grille ils n’avaient entassé que des matelas : les paillasses ne venaient qu’à l’arrière-plan, comme soutien ; elles restaient hors de la portée de Ramain et de ses acolytes. Les matelas étaient vieux, réduits par un long usage à l’état de « galette ; » ils étaient si violemment comprimés entre le plancher et le plafond qu’ils formaient une masse compacte où l’air ne circulait pas. En outre, la laine est très difficile à enflammer, elle ne flambe guère, elle brûle « noir, » comme disent les pompiers. Néanmoins ces hommes ingénieux versèrent sur les premiers matelas l’huile d’un quinquet décroché de la muraille et, à l’aide d’une allumette, y mirent le feu ; puis ils se retirèrent et vinrent dans la cour regarder l’effet que produirait leur belle invention. Les matelas fumaient et ne brûlaient point. Les otages, enfermés, privés de nourriture depuis la veille, conservaient précieusement un bidon d’eau qui pouvait du moins servir à étancher leur soif ; on n’en voulut distraire une seule goutte pour éteindre ce commencement d’incendie. Quelque lettré se souvint de l’histoire de Gulliver, et « le baquet » de la troisième section fut utilisé. On suffoquait un peu dans le couloir, mais les portes et les fenêtres ouvertes de toutes les cellules établirent un courant d’air qui permit de respirer sans trop de gêne.

Les détenus criminels croyaient à un incendie et, ne se souciant d’être grillés tout vifs, ils s’étaient précipités dans la cour principale en vociférant ; armés de leurs outils, ils réclamaient la liberté et demandaient qu’on leur ouvrît la porte ; ils ébranlaient celle-ci, essayaient d’en desceller les gonds, d’en briser la serrure ; mais la vieille ferraille était solide et résistait. Le brigadier Ramain avait absolument perdu la tête. Son personnel de surveillans ne comprenait plus ses ordres et les exécutait à rebours ; les otages barricadés ne cédaient à rien, ni aux prières, ni aux objurgations, ni à la fumée des vieilles laines brûlées ; les condamnés de droit commun étaient en insurrection et, dans leur langage des bagnes,