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Jusqu’en 1872, les informations obtenues sur la navigation de cette rivière restèrent vagues et insuffisantes. Comment l’hydrographie de ce grand cours d’eau aurait-elle pu être indiquée avec quelque précision lorsque l’entrée du pays qu’elle traverse était interdite ? La jalousie qu’inspire aux mandarins chinois le voisinage des Européens existe également au Tonkin dans les rangs des fonctionnaires annamites. L’empereur Tu-Duc la partage, et depuis sa défaite ce sentiment a pris encore une nouvelle vivacité. La jalousie et la crainte ont d’ailleurs ici l’intérêt matériel pour complice. L’empereur de Cochinchine exploite le Tonkin. Ce territoire a été annexé à l’empire d’Annam à la faveur d’une querelle de succession entre deux fils d’un précédent souverain. Tu-Duc gouverne le Tonkin avec le concours d’étrangers, chinois ou annamites. Les indigènes ont une espèce de patriotisme incarné dans leurs anciens rois qu’ils regrettent. Les insurrections sont fréquentes dans le Tonkin, et la cour de Hué les redoute. Aussi s’attache-t-elle à faire peser sur ce pays un joug très dur. C’est à ses dépens qu’elle fait ses expériences avec une entente très primitive des règles de l’économie politique.

La récolte du riz a-t-elle été contrariée par le temps, elle ne connaît pas de meilleur moyen pour éviter la disette dans les autres provinces de l’empire que de monopoliser à son profit la vente de cette céréale. L’empereur prévoit-il un bénéfice réalisable sur telle denrée soit en Chine, soit partout ailleurs, il en défend le commerce au Tonkin et l’accapare à son profit. Imbu de tels principes, le gouvernement de Hué ne se soucie point de mettre les étrangers dans la confidence de l’application qu’il en fait. En un mot, les Européens étaient depuis longues années écartés du Tonkin lorsque, le bruit de la navigabilité du Song-koï ayant pris une grande consistance, un de nos compatriotes, qui se trouvait chargé de fournir des armes à une armée chinoise, employée dans le Yunan, résolut de forcer le passage par le Song-koï, en dépit du mauvais vouloir des gouverneurs annamites. Ce Français, nommé Dupuis, vivait depuis longtemps en Chine ; il connaissait bien le caractère des fonctionnaires et savait comment il fallait en user avec eux. Il entra hardiment dans le Song-koï. En vain la principale autorité du pays s’efforça d’arrêter sa marche. Il passa outre et parvint sans encombre à sa destination, où il put débarquer librement et avec bénéfice son chargement d’armes et de projectiles entre les mains du commandant militaire.

Le chemin était tracé, l’épreuve faite ; il n’y avait plus qu’à en profiter. Quant à notre compatriote, lors de son retour, il ne paraissait pas attacher plus d’importance à l’ordre de sortir du Song-koï qu’à l’arrivée il n’en avait accordé à l’injonction de n’y pas pénétrer. Il y séjourna longtemps, si longtemps même que Tu-Duc,