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verres d’un caléidoscope, encombrant les rues, les portes, les fenêtres, les balcons, les degrés et les terrasses des temples, qu’on ajoute les clameurs continues de l’enthousiasme populaire, le son assourdissant des cymbales, des gongs et des autres instrumens indigènes, l’éclat des lampions, la réverbération des lanternes chinoises, le flamboiement intermittent des feux de Bengale, et l’on comprendra sans peine qu’après plusieurs kilomètres de ces effets mélodramatiques le docteur Russel fermât les yeux en soupirant après un intervalle de calme et d’obscurité.

Si toutefois dans la suite du prince on se fatiguait de trop voir à la fois, dans la foule au contraire on se plaignait de ne pas voir assez. C’était en somme le prince de Galles qui pour toute cette multitude figurait la grande attraction du jour, et les indigènes avaient peine à reconnaître, dans cet officier supérieur assis au fond d’une calèche, l’incarnation de la royauté qu’ils s’attendaient à voir paraître dans toute la pompe de l’Orient. Aussi cette première réception produisit-elle quelque désappointement parmi les indigènes. « Après tout, je ne suis pas sûr de l’avoir vu, fit observer un chef à M. Russel, et dire que j’avais fait près de 600 milles pour jeter seulement un coup d’œil sur le shahzadad ! » Plus tard, on fit cette concession aux idées indigènes de mettre le prince sur un éléphant dans les entrées solennelles, ou tout au moins de tenir par-dessus sa tête l’ombrelle d’or, qui est dans l’Inde le symbole de la souveraineté.

Parmi les fêtes qui distinguèrent le séjour de Bombay, nous nous bornerons à relever une excursion à l’île d’Elephanta, où un dîner de deux cents couverts avait été préparé à l’intérieur même du fameux temple souterrain. Il faut avouer que c’était une étrange salle à manger. Six mille lampions, attachés aux parois ou disposés en pyramides, sans parler des candélabres qui se réfléchissaient dans les cristaux de quatre longues tables dressées au centre de la grande nef, faisaient paraître plus fantastiques encore les grotesques figures des dieux taillés dans le roc, qui semblaient grimacer et clignoter sous tant d’éclat. Les brahmanes de Bombay auraient pu crier au sacrilège ; ils préférèrent tirer parti de l’incident en persuadant aux populations que cette fête était précisément donnée en l’honneur du dieu Siva. Que maintenant la civilisation européenne disparaisse un jour du monde, que seules les annales du brahmanisme survivent pour reconstituer, dans un avenir prodigieusement lointain, l’histoire générale de notre époque, les érudits ne manqueront pas d’établir qu’aux temps de la puissance britannique dans l’Inde un héritier de la couronne traversa les mers pour sacrifier aux divinités du panthéon hindou dans le sanctuaire d’Elephanta. Quand les invités se rembarquèrent, un feu d’artifice