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verrou les portes de sa maison pendant la nuit, et que le premier venu pourrait y entrer si la fantaisie lui en venait. » La seule contribution de guerre qu’aient eu à payer les tenanciers de M. Baker consistait en une fourniture de chaussettes et de couvertures de laine pour les soldats qui souffraient du froid en Serbie, à quoi s’ajouta plus tard une taxe de 18 pence, laquelle ne ruina personne. Le lieutenant-colonel était à Salonique lorsque les chrétiens de cette ville donnèrent un concert d’amateurs au bénéfice des blessés Turcs ; le gouverneur-général, son état-major et beaucoup de musulmans y assistaient ; la recette fut de 300 livres, et ce n’est pas la seule fois que les deux religions se sont associées dans une œuvre commune de charité. M. Baker se refuse résolument à voir les Osmanlis par les yeux de M. Gladstone et à découvrir en eux « le spécimen antihumain de l’humanité. » Il fait grand cas du marchand Turc, du paysan Turc, et tout particulièrement du soldat Turc, qui se recrute surtout dans les campagnes. — « En Turquie, nous dit-il, le simple soldat est la moelle de la nation, the real pith of the nation ; il est aujourd’hui ce qu’il a toujours été, et il se distingue comme jadis par son endurance, par sa discipline, son courage, sa sobriété, son honnêteté, sa modestie, et à ces vertus je ne crains pas de joindre son humanité, dussent beaucoup de gens se récrier à ce mot. Observez-le dans sa vie privée, il est bon et doux pour les enfans comme pour les femmes, plein de soins et même d’égards pour les animaux. Après une longue et fatigante journée de marche, sa première pensée est pour son cheval ; il ne s’occupe de lui-même qu’après avoir pourvu à tous les besoins de sa monture. Quand il est exaspéré par une insulte faite à sa foi, il tue et massacre, comme sa religion le lui ordonne, et le fanatisme le rend fou ; mais alors il ne se connaît plus et il sort de son vrai caractère. J’ai vu arriver naguère 13,000 de ces braves gens, qui venaient de supporter toutes les rigueurs de la campagne de Serbie. On les logea pendant dix jours dans la ville de Salonique, où leur conduite ne donna pas lieu à une seule plainte. Quoique remplies de soldats, les rues étaient aussi paisibles qu’à l’ordinaire. » M. Baker remarque à ce propos que c’est le simple soldat, the rank and file, et non une oligarchie corrompue, qui représente le véritable esprit d’une nation, et il ajoute : — La tête seule de la nation turque est malade, le corps est robuste et sain.

L’auteur anonyme du livre sur la Turquie moderne n’a garde de médire du marchand, du paysan et du soldat Turcs ; il rend à ces âmes et à ces mains pures la justice qui leur est due. Mais il a connu surtout cette oligarchie corrompue qui tient en régie l’empire ottoman, ceux qu’on appelle les effendis de Stamboul, « ces dix mille qui ont droit à toutes les places, » cette jeunesse dorée de Constantinople dans laquelle se recrutent d’ordinaire tous les services de l’état. Il est à remarquer