Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/703

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

domination ni compromis autant la sûreté de l’état que vers la fin du règne de ce malheureux Abdul-Aziz, dont le général Ignatief savait exploiter si habilement les passions, les faiblesses et les terreurs. Un souverain nourri dans tous les préjugés des vieux Turcs, contraire à tout progrès, d’un esprit aussi court que son avidité était insatiable, sacrifiant les intérêts de son empire à l’éternelle inquiétude de son humeur, sans cesse occupé de remplir sa cassette, faisant main basse sur les revenus de l’état et sur les appointemens de ses fonctionnaires, infatué de son omnipotence, décidant, quand cela lui plaisait, que trois et un ne font pas quatre, des serviteurs dignes de ce maître, des dilapidations effrénées, les emprunts succédant aux emprunts, les tripotages de bourse s’ajoutant aux concussions et le vol raffiné au vol brutal, le budget doublé en peu de temps, les petits traitemens diminués ou supprimés au profit des grands, nulle autre loi que le caprice, nul autre moyen de réussir que l’intrigue, un grand-vizir à la dévotion de la Russie, qui, écartant de parti-pris tous les hommes de mérite et de caractère, paraissait conspirer avec les ennemis de son pays et dont les fautes ressemblaient à des trahisons, voilà le spectacle que la Turquie a donné au monde il y a peu d’années. Heureusement pour ses sujets, à toutes ses fantaisies pernicieuses le frère d’Abdul-Medjid en joignait une dont ils ont profité : il aimait avec fureur les canons Krupp et les frégates cuirassées, et si les Russes ont trouvé l’armée turque mieux outillée qu’ils ne pensaient, le mérite en revient en partie à ce maniaque, qui au demeurant a su quitter la vie quand l’empire l’a quitté.

« La Turquie, disait un Turc, a supporté pendant quinze ans le règne d’Abdul-Aziz, et elle n’en est pas morte ; cela prouve qu’elle ne peut pas mourir. » Cette fière et mélancolique parole mérite d’être méditée par les Turcophobes, et de récens événemens peuvent lui servir de commentaire. La Turquie vient de donner des preuves de vitalité dont les Turcophobes ont été fort étonnés. Les plus raisonnables d’entre eux avouent de bonne grâce que les Osmanlis ont conservé quelques-unes des qualités d’une race forte, et ils rendent hommage aux vertus ottomanes qui se sont révélées avec éclat sur les champs de bataille ; — mais, disent-ils, le courage, l’honneur, le patriotisme, ne suffisent pas, ce n’est pas assez d’être brave, il faut être progressif, et les Turcs ne le seront jamais. Ces Asiatiques sont incapables de rien faire pour la civilisation, et leur gouvernement a prouvé depuis longtemps qu’il lui est impossible de se réformer ; leur passé les condamne, et il faut avoir l’esprit chimérique pour croire à leur avenir. — A cela, les philottomans répondent qu’en dépit des scandales donnés par une bureaucratie inerte et malhonnête, des progrès plus considérables qu’on ne le dit se sont opérés dans les pays soumis au dur régime de la Sublime-Porte. Bien des promesses ont été violées, quelques-unes ont été tenues, plus