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richesse, et pourtant elle est si peu connue en Occident que l’on cherche en vain la biographie des principaux poètes Turcs dans les plus volumineux dictionnaires biographiques. Or, au moment même où les Turcs ottomans étonnent l’Europe par l’énergie qu’ils déploient dans un duel inégal, par une résistance dont la durée et la vigueur n’étaient guère prévues, n’est-il pas curieux d’étudier une face presque ignorée de la vie intellectuelle et morale de ce peuple étrange, de ces Asiatiques établis en Europe depuis plus de trois siècles, qui s’obstinent à ne pas mourir et qui déconcertent les observateurs par leurs vertus comme par leurs vices ?

L’ouvrage n’aspire point à être complet : l’auteur n’est point un orientaliste ; ces pointes brillantes qu’il aime à pousser en tous sens sur ce terrain de la poésie comparée, ce sont plutôt des reconnaissances rapides que des explorations méthodiques. Il ne faut donc pas s’attendre à trouver ici soit une histoire proprement dite de la littérature des Ottomans, soit des biographies détaillées des poètes principaux, soit de nombreuses traductions des œuvres les plus intéressantes de ces écrivains ; mais une suite de chapitres, d’une lecture agréable et facile, y décrivent, ou plutôt y indiquent les différentes formes qu’a revêtues l’imagination des Ottomans afin d’exprimer les sentimens de la nation. Ce qui résulte de cette exposition, c’est que la littérature ottomane n’a guère eu d’originalité ; ce n’est pas la conclusion de l’auteur, mais c’est ce qui ressort, ce nous semble, de presque toutes les pages de son livre.

L’action de la poésie arabe, et surtout de la poésie persane, sur la poésie turque se fait partout sentir dans presque tous les genres que Mme Dora d’Istria passe en revue. Si l’étude était poussée ici assez loin pour arriver jusqu’à des questions de style, on verrait que c’est à l’école des poètes arabes et persans que s’est formé le style des écrivains Turcs ; mais sans aller jusqu’à ce détail, on reconnaît que les thèmes romanesques sur lesquels se sont exercés les principaux poètes des Osmanlis, des histoires d’amour telles que Khosrou et Chirin, Medjnoun et Leïla, Yousouf et Zouleïkha, sont toutes d’origine persane. Dans les traditions relatives à l’origine de la dynastie d’Othman, il y avait les élémens d’une épopée nationale ; mais, autant que nous en pouvons juger par le chapitre très court qui est consacré à ces traditions, ces germes ne se sont pas développés. Il en a été là comme chez bien des peuples ; ce que l’on peut appeler la matière épique existait, le metteur en œuvre a manqué. La Turquie n’a pas eu son Homère, son Virgile ni même son Firdousi ; elle ne possède aucun monument qui puisse se comparer, même de loin, au Chah-Nameh. La plupart de ces traditions, celles même qui ont la couleur poétique la plus prononcée, ne se sont conservées que dans des récits en prose. Si l’empire ottoman était destiné à périr, à n’être plus qu’un nom dans l’histoire, il lui manquerait,