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tout cela, c’est que les civilisés devraient s’abstenir de prendre trop prétexte de leur supériorité pour écraser les races sauvages, car elles sont certainement dans la plupart des cas plus près de nos vertus que nous ne sommes loin de leurs vices.

Lorsqu’une nécessité matérielle s’est prolongée assez longtemps pour engendrer une coutume, il arrive parfois qu’une sorte de progrès diabolique s’en mêlant, il s’y introduit des raffinemens d’une perversité effroyable, et tel est le cas des Maoris qui sont anthropophages, non pas brutalement, mais en gourmets et avec délices. Ils ne mangent la chair de leurs semblables que cuite ou fumée, ils ont leurs délicatesses culinaires particulières, leurs morceaux de choix et de préférence, par exemple, les yeux et le cerveau, ainsi qu’en témoigne ce fragment d’un chant de guerre cité par M. Trollope : « Oh ! mon petit enfant, pourquoi criez-vous, pourquoi pleurez-vous ? Est-ce pour appeler votre nourriture ? La voilà pour vous, c’est la chair d’Hekumanu et de Werata. Quoique je sois rassasié des délicates cervelles de Putu Rikiriki et de Raukauri, cependant telle est ma haine que je veux me gorger encore de celles de Pau, de Ngaraunga, de Pipi, et de ce morceau friand pour moi par-dessus tous les autres, la chair du détesté Teao. » Ce petit fragment, qui ne laisse certes rien à désirer pour la férocité, nous suggère encore une sorte de demi-excuse de l’anthropophagie. Les habitans des îles Sandwich croient que la force de l’ennemi vaincu passe dans son vainqueur ; les Maoris, qu’on dit originaires de ces îles, partagent la même croyance ; seulement cette sorte de transsubstantiation est chez eux aussi matérielle que possible, et c’est la vie même de l’ennemi vaincu qui passe en eux avec son sang et sa chair. Que cette croyance est psychologiquement aussi vraie que profonde, cela, est incontestable, mais qui peut dire jusqu’à quel point elle n’est point fondée matériellement ? Buffon prétend que le loup, bête aussi lâche que féroce, devient réellement intrépide lorsqu’il a une fois tâté de la chair humaine, et que la superstition du loup-garou a eu sa première origine dans les exploits homicides de certains de ces animaux qui s’étaient repus de la grasse chère des champs de bataille. N’est-ce pas exactement le même phénomène qui s’accomplit chez les cannibales, véritables loups-garous de l’humanité, dont la férocité s’accroît avec chacun des horribles repas qu’ils gagnent par le carnage, et n’est-il pas probable, en conséquence, qu’une bonne partie de cette vaillance des Maoris, dont les solides soldats anglais ont eu tant de fois à faire la cruelle expérience, doit être rapportée à l’anthropophagie ? Combien la certitude d’être mangé si l’on est vaincu doit ajouter au sentiment de la conservation personnelle, et combien l’espoir pervers de dévorer son ennemi doit ajouter d’entrain frénétique à la furie du combat ! L’anthropophagie est une