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pour le festin, qui était abondant ; les vins de choix et vins de France ; trois ou quatre femmes seulement et des plus courageuses, les autres sont en arrière. J’avais pour voisine la présidente du tribunal, jeune Alsacienne, brune, vive et piquante… Après le dîner, le général Carra Saint-Cyr m’a emmené, et nous avons parcouru la nuit toutes les allées ; le repas, le bon vin, le rendaient causeur. Ce qui m’amuse souvent, c’est que dans ces momens d’entraînement, d’abandon, je m’arrête presque toujours en moi-même et j’observe… » Une de ses épreuves les plus douloureuses avait été, à sa rentrée d’un instant dans Hambourg, la nécessité de sévir contre quelques-uns de ses collègues, magistrats d’origine allemande, qui, pendant l’occupation ennemie, s’étaient associés à des actes d’hostilité contre la France. En faisant son devoir, il se demandait si ce qu’il y avait d’extraordinaire dans ces crises n’était pas au-dessus de la plupart des caractères. Il souffrait d’avoir à chercher et à signaler des coupables dans sa cour, ajoutant avec noblesse : « Voilà de véritables chagrins, car ma destinée personnelle ne me cause point de sollicitude. Aussi prêt au repos qu’au travail, marchant au milieu d’embarras nombreux, à travers maintes épines et maintes douleurs, je ne me plaindrai de rien pourvu que je n’aie fait rien d’indigne d’un homme d’honneur, d’un Français, d’un magistrat… » Il avait en effet honorablement tenu tête à l’orage, restant jusqu’au bout, tant qu’il avait)pu. En quittant Hambourg aux premiers jours de septembre, au lendemain de la victoire de Dresde, il avait cru même pouvoir encore y rentrer. Il ne le pouvait plus, il était désormais et malgré tout emporté par le reflux des événemens jusqu’à Paris, où il se retrouvait aux derniers mois de 1813 et au commencement de 1814.

C’était déjà l’agonie d’un grand empire. A son arrivée à Paris, De Serre s’était hâté de voir ses amis, le monde officiel. Il avait vu l’archichancelier lui-même, le chef de la justice Régnier, que l’apoplexie enlevait en ce moment au ministère, puis le nouveau grand-juge, le comte Molé, avec qui il se rencontrait pour la première fois, qu’il devait retrouver bientôt dans la politique. Il avait vu le ministre de l’intérieur, M. de Montalivet, qui avait connu son père, le duc de Rovigo, ministre de la police. Auprès de tous, il avait trouvé l’accueil le plus gracieux, de la considération, des témoignages flatteurs sur sa conduite et des promesses pour l’avenir ! Il n’avait en définitive qu’à laisser passer la tempête, à attendre, et du fond de la retraite où il restait dans Paris menacé, il assistait avec tout le monde à ce prodigieux drame de la campagne de France, l’âme émue des « angoisses communes à tous les Français dans ces malheureux temps. » Il suivait cette crise grandissante de l’hiver de 1814,