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apologie de ces distributions et réfutent les déclarations auxquelles le théorique sert de thème contre le véritable intérêt des pauvres comme des riches. Qu’est-ce donc que cette harangue où Démosthène se répète et se contredit avec une telle invraisemblance ? Est-ce bien lui qui en est l’auteur, ou ne faudrait-il pas plutôt l’attribuer à quelque faussaire inconnu qui aurait fait, avec des matériaux pris en grande partie au vrai Démosthène, un composé assez habile, sauf sur un point où il se trahit lui-même ? C’est à cette supposition que se sont arrêtés des critiques d’une grande autorité, Valckenaer, F.-A. Wolf, Bœckh, et, à leur suite, Grote et A. Schaefer. D’autres ne l’admettent qu’en partie ; d’autres enfin, comme lord Brougham, la rejettent complètement.

C’est que les discours qui nous sont venus sous le nom de Démosthène ou des autres orateurs de l’antiquité ne peuvent être la reproduction fidèle de ce qu’ils avaient dit à l’assemblée ou dans les tribunaux. Il n’existait aucune garantie d’exactitude dans le mode de publication. D’abord l’auteur lui-même retravaillait son œuvre et pouvait en altérer notablement la forme primitive ; et puis, comme il ne faisait guère lui-même d’édition complète et officiellement authentique de ses discours, son nom était livré à la spéculation des faussaires ou aux erreurs des collectionneurs de manuscrits. C’est ce qui explique les doutes de la critique ancienne sur la légitimité d’un grand nombre d’attributions et les hardiesses sceptiques de l’érudition moderne. M. A. Schaefer, le consciencieux et très utile auteur du livre sur Démosthène et son temps, ne craint pas de supprimer plus de la moitié des discours du grand orateur qui figurent dans nos recueils, 31 sur 60. Et, dans ceux qui ne sont pas suspects, que de questions de détail n’a-t-on pas soulevées ! Quelques critiques anciennes au sujet de la composition du discours sur l’Ambassade étaient venues jusqu’à nous, ou, pour parler avec plus de précision, des commentateurs inconnus avaient relevé dans une œuvre d’ailleurs très hautement prisée quelques négligences de rédaction, d’où ils concluaient que Démosthène n’y avait pas mis la dernière main. Cette conclusion est singulièrement dépassée par la plupart des derniers appréciateurs : ils découvrent à l’envi des transpositions et des lacunes, et bouleversent si bien le malheureux discours, qu’on en serait réduit à supposer les accidens les plus invraisemblables pour expliquer ce désordre des manuscrits. Un autre y signale des interpolations, « Gardons-nous, dit sagement M. Weil, d’ôter à Démosthène des morceaux très anciens au nom d’une science qui pourrait bien n’être que l’ignorance. »

Voici qui est plus surprenant. Si l’antiquité nous a légué un modèle oratoire, c’est assurément le plaidoyer sur la Couronne. Eh bien, M. Kirchhoff vient de découvrir que nous admirons avec une confiance aveugle un composé de deux rédactions maladroitement juxtaposées,