Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/259

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amoureux de l’amour et qui n’en put saisir que le fantôme. — Oui, il a bien souffert. Malgré tout, sa théorie n’est pas uniquement et il ne consent pas lui-même qu’on y voie l’expression de ses souffrances : si elle procède d’une expérience, c’est d’une expérience généralisée, elle se transforme en un ensemble de conceptions raisonnées et liées sur la vie humaine.

Il faut voir comme le philosophe, que Leopardi sent en lui, se défend de n’avoir jeté dans le monde que le cri de sa douleur intime, comme il redoute d’exposer son cœur en pâture à la curiosité publique, avec quelle fierté il rejette l’aumône des sympathies qu’il n’a pas sollicitées et qui le font rougir : « Ce n’est, écrit-il à un ami, que par un effet de la lâcheté des hommes, qui ont besoin d’être persuadés du mérite de l’existence, que l’on a voulu considérer mes opinions philosophiques comme le résultat de mes souffrances particulières, et que l’on s’obstine à attribuer à mes circonstances matérielles ce qu’on ne doit qu’à mon entendement. Avant de mourir, je vais protester contre cette invention de la faiblesse et de la vulgarité, et prier mes lecteurs de s’attacher à détruire mes observations et mes raisonnemens plutôt que d’accuser mes maladies[1]. » Qu’il y ait un lien entre les malheurs de cette vie et la dure philosophie dans laquelle se réfugia le poète comme dans un dernier asile, cela n’est pas douteux ; il n’est pas possible de détacher la figure souffrante de Leopardi du fond monotone de ses peintures et de ses doctrines[2] ; mais il faut reconnaître que, par un effort méritoire de liberté intellectuelle, il efface, autant qu’il est possible, ses souvenirs personnels dans la solution qu’il donne au problème de la vie. Il élève cette solution à un degré de généralité où commence la philosophie ; son pessimisme est bien un pessimisme systématique, non une apothéose de sa misère. Par ce trait, que nous voulions mettre en lumière, il se distingue nettement de l’école des lyriques et des désespérés, où l’on a prétendu le confondre ; il n’a qu’une parenté lointaine avec les Rolla qui l’ont réclamé pour leur frère : il les dépasse par la hauteur du point de vue cosmique auquel il s’élève ; il a voulu être philosophe, il a mérité de l’être, il l’est.

Jugeons-le donc, comme il souhaite d’être jugé, et voyons avec quelle exactitude la théorie de l’infelicità, répandue à travers toutes les poésies et concentrée dans les Œuvres morales, rappelle ou plutôt annonce les inspirations de la philosophie allemande contemporaine.

  1. Lettre à M. de Sinner, 24 mai 1832 (écrite en français).
  2. M. Aulard dépasse la mesure quand il prend au pied de la lettre la protestation de Leopardi, et que, de ce point de vue, il examine pour la réfuter ce qu’il appelle la légende douloureuse formée par ses biographes.