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de ménagemens. « Pour aimer quelqu’un, lui disait-il, il faut pouvoir l’aborder avec confiance et se trouver à l’aise avec lui. C’est ce qui ne m’arrivait pas avec Hadrien. La confiance me manquait, et le respect même qu’il m’inspirait nuisait à l’affection. » On voit tout ce qui se cache sous ces paroles polies. Trajan non plus, quoiqu’il fût son parent, ne paraît pas avoir éprouvé pour lui beaucoup d’attrait. Nous savons pourtant qu’Hadrien, qui attendait tout de lui, ne négligeait rien pour lui plaire. Il cherchait par tous les moyens à flatter ses goûts, même les moins honorables, et il racontait lui-même que, le sachant buveur intrépide, il s’était mis à boire, afin d’entrer ainsi dans ses bonnes grâces. Il avait d’ailleurs d’autres qualités auxquelles Trajan attachait le plus grand prix. Soldat dévoué, lieutenant exact, organisateur habile, administrateur scrupuleux, il accomplit avec soin et avec succès toutes les missions dont il fut chargé. Son avancement ne fut pourtant pas très rapide. Une inscription trouvée au théâtre d’Athènes montre qu’il parcourut pas à pas toute la hiérarchie des dignités publiques sans qu’on lui ait fait grâce d’un seul degré. Malgré ses mérites reconnus et les services qu’il rendait, Trajan attendit jusqu’à son dernier jour pour l’adopter. On prétendit même que la mort l’avait prévenu avant qu’il se fût décidé, que son adoption n’était qu’une scène de comédie imaginée pour tromper le monde, et qu’un homme, caché derrière des tentures, avait murmuré quelques paroles d’une voix mourante à la place de l’empereur défunt. Ce qui pouvait donner quelque vraisemblance à ce mensonge, c’est le peu d’empressement que Trajan paraissait éprouver à l’accepter pour son héritier. Non-seulement il ne l’associa pas de son vivant à l’empire, comme avait fait Nerva pour lui, mais il ne voulut lui conférer aucun de ces honneurs exceptionnels qui l’auraient désigné d’avance comme son successeur. N’en peut-on pas conclure que, tout en appréciant en lui l’administrateur et le soldat, il éprouvait pour l’homme une sorte de répugnance qu’il avait peine à vaincre ?

Devenu empereur, Hadrien eut beaucoup d’amis : il n’est pas difficile d’en avoir quand on est le maître du monde. Il était très libéral pour eux. « Jamais, dit Spartien, il ne refusait ce qu’ils demandaient et prévenait même souvent leurs désirs ; » mais en même temps il les irritait par ses railleries et les blessait par ses soupçons. Inégal et fantasque comme un artiste, facile à prévenir contre ceux qui lui étaient le plus attachés, il écoutait ce qu’on lui disait d’eux, et au besoin les faisait épier. Il avait sa police secrète qui pénétrait dans les familles et lui rapportait ce qu’elle entendait dire. Il n’y a pas d’amitié qui résiste à ces défiances. Spartien fait remarquer que ceux qu’il avait le mieux aimés et le plus comblés d’honneurs finirent par lui devenir tous odieux. Plusieurs furent éloignés