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écoute tous les bruits champêtres ; il respire avec bonheur l’odeur de l’herbe fauchée. Il jouit de cet horizon large et pur qui repose les yeux, de cet air tiède et doux qui dilate le cœur. Tout le frappe et le charme ; les spectacles qu’il a vus cent fois lui semblent nouveaux ; le voilà sensible à des beautés qu’il n’avait jamais aperçues, quoiqu’elles fussent toujours sous ses yeux : il a découvert la campagne. — Je me figure que ces impressions étaient celles de beaucoup de Romains qui avaient le courage de rompre un jour leurs attaches pour aller demander un peu de repos au calme des champs, et que c’est ainsi que la fatigue des plaisirs mondains produisit chez eux le goût des plaisirs champêtres.

Le poète Horace était, je crois, de ce nombre. Personne n’a plus célébré la campagne que.lui ; il semble, à la façon dont il en parle, qu’il était fait uniquement pour s’y plaire et qu’il n’a jamais aimé qu’elle. On sent pourtant que ce goût ne lui était pas aussi naturel qu’à son grand devancier, Lucrèce, et à son ami Virgile[1]. Rome lui convenait beaucoup dans les premières années ; il y trouvait des spectacles qui égayaient son esprit curieux et animaient sa verve satirique. Le séjour lui en parut fort agréable tant qu’il put se promener seul du Forum au Champ de Mars et y regarder en liberté les faiseurs de tours de force et les diseurs de bonne aventure ; mais, quand l’amitié de Mécène en eut fait un personnage et qu’il ne lui fut plus possible de sortir de chez lui sans être assailli d’inconnus qui le félicitaient de sa bonne fortune, de fâcheux qui l’interrogeaient sur les affaires publiques, de solliciteurs qui lui demandaient son appui, il prit la ville en horreur. Ces importunités lui devinrent si odieuses qu’il faillit en perdre sa modération ordinaire : il désira la retraite avec une passion qui a lieu de surprendre chez un sage qui professait qu’il ne faut rien souhaiter avec trop d’ardeur. Aussi vécut-il très heureux dans sa petite maison des champs ; mais je suis tenté de croire que ce qui rendait son bonheur plus vif, c’était le souvenir des importunités de la ville auxquelles il venait d’échapper. Peut-être n’aurait-il pas trouvé qu’il y faisait des « repas de dieux, » s’il ne s’était rappelé, pendant qu’il était à table sans façon en compagnie de quelques voisins, l’ennui des grands dîners de Rome avec leurs lois tyranniques, qui forçaient à boire autant de coups que le voulait le roi du festin, et leurs conversations

  1. C’est ce qui s’aperçoit, à ce qu’il semble, dans les paysages qu’il aime à dessiner. Quel qu’en soit le mérite, ils ont toujours quelque chose de moins profond et de plus mondain que ceux des deux autres poètes. La mythologie y tient beaucoup de place, et elle n’est pas toujours, comme chez eux, la traduction naïve et l’expression sincère des grands phénomènes de la nature ; ce n’est souvent qu’un de ces procédés dont se sert un homme d’esprit pour jeter quelque agrément dans ses descriptions.