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brasse de la côte. Tu sais peut-être, effendi, que le plongeur descend jusqu’à quarante pieds impunément ; mais c’est tout le poids d’eau qu’un homme peut supporter. Quand il dépasse cette limite, ne fût-ce que d’un pied ou deux, il travaille comme si de rien n’était et remonte à la surface sans aucun mal apparent ; mais, aussitôt revenu à l’air, il tombe foudroyé. Depuis lors, un médecin d’Europe, que les marchands francs ont amené avec eux quand ils ont installé à Cymî les machines à plonger, m’a raconté qu’il avait visité des pêcheurs morts de cette manière : ils avaient les os du cou brisés et pleins de petites bulles d’air rentrées. Ce jour-là donc, le vieux Michali, attiré par quelque riche trouvaille, tira imprudemment sur la corde de descente et dépassa la limite ; quand on le remonta, il s’abattit sur la plage comme un pin touché de la foudre et rendit le souffle. On le rapporta mort à la maison, et ce n’était là que le premier coup du mauvais ange, qui frappe toujours deux fois à la même porte. À ce moment revenait à Stavro un certain Costaki, qui avait travaillé avec moi cette semaine à Leuka. Costaki était un garnement mal famé, qui avait demandé deux fois ma fiancée en mariage et qu’elle avait refusé avec son grand rire dédaigneux. Plus d’une fois dans nos promenades, le soir, nous l’avions rencontré nous jetant des sorts. Une idée d’enfer vint à l’esprit du misérable. Il entra au milieu de la nuit dans la maison où Lôli et sa mère, la vieille Sophia, veillaient tout en larmes le corps du défunt. La mine harassée et contristée, il prit à part la mère et lui dit, de façon à être entendu de Lôli : — Pauvre Sophia ! qu’avez-vous fait au Christ ? J’arrive de Leuka, où nous avons retiré de l’eau ce matin le corps de Vanghéli. Il a voulu trop gagner pour votre fille et s’est fait descendre au banc de la Mort, où ont péri l’autre année les deux fils d’Hadji Vassili ; cette fois encore le banc ne nous a rendu qu’un cadavre. Que la Vierge ait pitié de Lôli ! — Celle-ci, ayant tout entendu, se jeta sur le scélérat et lui dit de parler ; il recommença son histoire les larmes aux yeux. Alors la malheureuse, l’esprit déjà troublé par la mort de son père, jeta un grand cri, puis son rire habituel éclata dans la chambre ; cette fois elle était la bien nommée, la pauvre Lôli, elle était folle !

Ne sachant rien de tout cela, j’avais touché ma pièce d’or le samedi, et je m’en revins, marchant toute la nuit ; les cloches joyeuses, qui sonnaient la résurrection aux églises, me donnaient courage. J’arrivai au village dès l’aube, et voyant la vieille Sophia sur sa porte, je criai de loin en chantant : — Éveille-toi, Lôli, Christ est ressuscité, éveille-toi, Lôli ! — La mère courut à moi en arrachant ses cheveux blancs : — Appelle-la Lôli, vraiment Lôli désormais. — Et elle me raconta l’affreuse histoire. Au même instant, un rire que je connaissais bien, et la chère chanson de la bien-aimée, se firent