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entendre au bout de la rue. Ma fiancée se précipita vers moi ; mais le mauvais esprit avait si étrangement travaillé son cerveau, qu’elle s’imagina revoir son père. — Père, père, me dit-elle, les démons ont étouffé le pauvre Vanghéli dans le fond bleu de la merl — Et elle me redit tous les détails de la mort de Michali, auxquels elle avait assisté, croyant parler de la mienne. En vain, je la serrai dans mes bras, je l’appelai, je la couvris de larmes et de caresses ; elle recommençait de nouveau le récit de l’agonie de son père, qu’elle m’appliquait à moi-même. Durant plusieurs semaines, j’essayai tout pour rappeler sa raison ; je n’obtins d’elle que son histoire désolée, son rire et sa chanson. Douce d’ailleurs et inoffensive, elle allait comme autrefois aux figuiers et sur la grève écouter la mer. Je résolus de la mener aux médecins d’Athènes. La veille du jour où nous devions partir, elle ne se trouva pas au souper. Inquiet, je descendis au rivage. Il faisait cette nuit une grande lune dans un ciel de nuages, qui éclairait par instant la terre mieux qu’un matin d’hiver. Quand je fus au platane où j’avais, pour la première fois, rencontré ma fiancée, je l’aperçus de loin, dans sa blanche robe de noces qu’elle portait toujours, sur la crête de la falaise qui monte à cet endroit à pic au-dessus de l’eau. — Père, cria-t-elle en m’entendant venir, père, regarde Vanghéli qui passe ! — Et du doigt elle montrait sur l’horizon de mer une petite voile qui cinglait dans un rayon de lumière avec une vague apparence de forme humaine. — Vanghéli ! Vanghéli ! — Elle répéta mon nom en battant des mains, et avant que j’eusse pu courir ou crier à la Vierge, je vis la robe blanche disparaître comme un goëland qui s’envole ; le grand rire éclatant s’éteignit dans le bruit sourd d’un corps qui tombe à l’eau. Je plongeai sur sa trace, et vingt fois je parcourus le fond de roches au pied de la falaise ; mais la lune s’était voilée, et malgré l’expérience de mon métier, cette mer que je connaissais si bien resta ténébreuse et vide pour moi. Quand je revins épuisé à la surface, la clarté renaissait sur les flots, et je vis à ma gauche une écume blanche sur une lame comme des plumes de cygne. Je nageai en hâte de ce côté ; comme j’approchais, le rayon frappa des tresses dorées et des rameaux de corail sur cette blancheur, un nuage fit de nouveau la nuit sur la mer, et cette dernière vision s’évanouit comme une vapeur. Depuis, personne n’a rien revu ni retrouvé de Lôli.

Voilà cette triste histoire. Il me reste à te dire, ce que tu attends sans doute, comment je me vengeai. Dès le lendemain, je retournai à Leuka reprendre ma place. Aussitôt à la mer, je me fis descendre à l’endroit où venait de plonger Costaki. A peine eus-je entrevu l’assassin courbé sur sa besogne, que je me jetai sur lui et le terrassai dans le sable en le frappant de mon couteau à éponges. Ce