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fallait une main de fer pour le travail entrepris par le grand pacha ; si l’on partage en deux poids le mal qu’il fit à ses ennemis et le bien qu’il fît au pays, c’est ce dernier qui emportera la balance. Ainsi l’a jugé la reconnaissance de tous les hommes sages qui l’ont vu à l’œuvre. Mais ce n’est pas l’affaire d’une pauvre créature comme moi de prononcer sur les princes, et je m’en tiens à mon humble histoire.

Ibrahim, moins énergique que son père, était doux et juste ; chacun s’attachait à lui. J’entrai toujours plus avant dans sa confiance. Mon emploi était de lui apporter les pipes et le café ; tu sais que chez nous le pauvre esclave qui sert ainsi le maître est souvent plus près de son esprit que les beys qui s’assoient à côté de lui. Après trois années passées de la sorte, j’étais devenu une sorte d’intendant dans sa maison. Ce moment de ma vie fut bon ; seulement, l’été, à Alexandrie, il ne fallait pas trop regarder le fond de la mer, quand je m’asseyais sur la plage ; je me sentais alors glisser dans les tristesses passées en y revoyant ce que tu sais.

Un hiver, comme nous revînmes au Caire, il se fit de grands assemblemens de troupes ; je m’aperçus qu’il se préparait de graves choses, j’entendis les conversations du prince au divan, et je m’expliquai pourquoi il m’interrogeait si vivement depuis les premiers jours sur les villes de Syrie. Je fus alors témoin d’une scène qui m’est restée toute fraîche dans la mémoire et que je puis te raconter. Il y avait en ce temps à la grande mosquée d’El-Ahsa un uléma célèbre par sa science et sa sainteté, qu’on appelait cheikh Yakoub Quodjah. Il venait souvent au Séraï et conversait longuement avec Ibrahim, que je trouvais toujours plus pensif après ces entretiens. Un soir que cheikh Yakoub était venu suivant son habitude, le prince m’appela, me dit de rouler son tapis de prière sur mon âne et de le suivre. Nous sortîmes tous les trois ; le cheikh, qui nous précédait sur son ânesse blanche, prit le chemin des tombeaux des khalifes. Tu connais sans doute, effendi, ce désert sombre et superbe où les anciens khalifes d’Égypte reposent dans le sable, sous les chapelles merveilleuses des architectes d’autrefois ; si tu ne le connais pas, aucune parole ne peut te donner idée de ce qu’il y a d’effrayant et de grand, la nuit, dans cette ville morte de mosquées qui dort dans un repli du mont Mokattam, sans hommes, sans bruit, sans couleur, toute grise dans le noir. Nous nous arrêtâmes au centre, au pied du minaret de Kaït-Bey, qui se dresse comme le cierge entouré de fines dentelles qu’un riche porte à l’église la nuit de Pâques. J’étendis le tapis d’Ibrahim sur un turbé où est enseveli un saint vénéré ; tandis que le prince se mettait en prière, cheikh Yakoub disparut ; un moment après nous le vîmes poindre dans le ciel sur la plus haute galerie du minaret. Il portait le bonnet et