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les magasins flambaient, le sang coulait par les rues, la moitié de la population râlait sous les pieds des chevaux qui portaient les assassins. Je n’oublierai jamais l’aube de ce jour où je vis, sur la terrasse avancée de l’église qui domine le village, ce qui restait des habitans de Hasbeya, hommes, femmes et enfans, parqués comme des moutons, rendus fous par cette terreur subite, riant bruyamment aux flammes qui les entouraient ; c’était l’horreur de l’enfer vue par les vivans. Affolé comme tout le monde, je gardai pourtant assez de raison pour gagner les bois, au lieu d’aller me jeter, comme tant d’autres le firent, sous le yatagan des bourreaux ; j’échappai ainsi sans blessures ; mais, dans cette nuit de malheur, tout ce que je possédais fut consumé comme vient de l’être cette feuille de tabac dans mon calioun ; les chemins se rouvraient devant moi vides, sans but et sans pain. Je pris par le nord et quittai rapidement la montagne, où les scènes de Hasbeya se renouvelaient dans chaque village : je ne m’arrêtai qu’à Hamah, le pays étant resté paisible de ce côté.

Comme j’étais assis à la porte de la ville, entre les moulins qui travaillent à grand bruit sur le Nahr-el-Asy, je vis arriver un cavalier qui descendit près de moi pour se laver à la rivière et revêtir de beaux habits, ainsi que font les voyageurs qui viennent de loin avant d’entrer dans les villes. Je le reconnus pour un Franc sous le costume d’Anatolie qu’il portait ; il me salua honnêtement, et nous. allâmes prendre le café ensemble sous le sycomore. — C’était un de ces graineurs, comme on les appelle, qui parcourent sans cesse nos contrées du Liban au Caucase pour chercher de bonnes graines de vers à soie et les envoyer en Europe. Tu sais qu’ils voyagent ordinairement avec un homme du pays, leur associé ou leur domestique, qui porte les sacs sur son mulet, et qu’ils vont ainsi par les forêts et les montagnes, couchant sous le ciel, vivant comme de vrais Bédouins du Haurân. L’étranger me confia qu’il était fort embarrassé de remplacer son aide, un Maronite d’Édhen, qui avait péri dans la boucherie de Damas. Apprenant ma détresse et voyant que j’étais entendu dans le commerce qu’il faisait, il me proposa de m’associer à lui. J’acceptai ce que le ciel m’envoyait pour sortir de peine : trois- jours après, nous quittions Hamah pour traverser toute l’Anatolie et nous rendre au Caucase. Le graineur, pensant qu’il n’y avait rien à faire dans la malheureuse Syrie cette année, avait résolu d’aller travailler en Arménie et dans le pays de Tiflis.

Mon nouveau maître était un homme actif, bon, un peu triste. Il me parut, à ce qu’il disait, qu’il avait dû quitter sa patrie depuis quelques années à la suite de certains événemens politiques. Le soir, quand nous descendions de cheval à l’étape, il tirait de sa