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appartiendrait tout entier et où le Mal n’entrerait jamais. C’est dans celui-là, croyans, que vous serez sûrement dédommagés des injustices du nôtre. »

Tu sais, effendi, comme les petites choses décident parfois de nous : voilà que ce récit, qui résumait la longue expérience de toute ma vie, me rappela que je n’avais plus que peu jours devant moi, plus rien à attendre de nouvelles entreprises, plus de jeunesse d’âme pour les tenter, et qu’il fallait penser à ce monde où les pauvres gens se reposeront sans crainte de revirement. Je réfléchis alors qu’il serait peut-être sage de mourir à l’ombre de l’église où j’avais commencé de vivre ; je me souvins des pieux monastères de Roumélie, à l’Athos ou en Thessalie, où j’avais trouvé abri plus d’une fois dans ma jeunesse, au temps de la guerre et d’Ali de Tépélen. Le détachement des biens de la terre m’était facile, puisque je n’avais plus un para. Mon seul embarras était de savoir comment je traverserais encore une fois toute l’Asie, pour gagner les saintes maisons orthodoxes : je n’avais plus le courage ni la force de me faire matelot ou chamelier. Le hasard me vint une dernière fois en aide : j’entendis en ce moment à côté de moi ces comédiens, qui s’étaient réunis pour compter leur recette et discuter en commun leurs projets de voyage jusqu’à Stamboul. Je m’approchai d’eux et leur demandai s’ils pourraient me transporter et me faire vivre sur la route en me donnant un emploi dans leur troupe ; il fut convenu que je jouerais à l’occasion les vieilles femmes gardiennes de harem ou les cadis battus par Hadji-Baba. Nous partîmes quelques jours après, nous acheminant lentement par les villes d’Anatolie, dressant notre mach’ala chaque soir au hasard de l’étape, dans les villages ou dans les capitales ; nous avons tardé à Alep, où les gens sont curieux et oisifs et où la recette était bonne tous les jours : nous avons perdu nos peines à Konieh, à Césarée, où la misère est grande, le blé ayant manqué depuis deux ans. Les neiges d’hiver nous ont retenus à Angorah, le printemps nous a rouvert la route, et voici qu’après cette année errante nous touchons à la mer et à la fin des choses pour moi. J’ai mis de côté quelques piastres pour louer demain à Gueumlek mon passage jusqu’à Volo, et de là gagner les couvens. Après cette dernière traversée, le vieux Vanghéli n’aura plus rien à ajouter, s’il plaît à Dieu, à l’histoire qu’il t’a contée.

Ici le vieillard fit une pause ; je voyais qu’il avait encore à me dire quelque chose qui se formulait péniblement dans son cerveau. Il fixa sur moi ce regard triste et interrogateur, habituel à l’Oriental qui cause avec un Européen : le regard de ce jeune homme noir de Francia, au Louvre, qui, penché hors du XVe siècle, regarde venir des temps nouveaux, tourmentés et durs aux âmes simples. Après un instant, Vanghéli reprit :