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Non-seulement il soutient le principe de l’école, à savoir que toute existence est nécessairement illogique en tant que manifestation de la volonté; pour lui l’existence est illogique « dans son contenu aussi bien que dans sa forme. » En dehors même de la déraison de l’existence prise en soi, il y a une déraison fondamentale dans l’ordre des choses existantes. On comprend que Bahnsen, niant toute coopération de la raison dans le monde, rejette la seule forme de plaisir pur conservé par Schopenhauer, le plaisir de la contemplation intellectuelle et de la création par l’art, la jouissance esthétique et scientifique. Où pourrait se prendre une pareille jouissance dans un monde où il n’y a plus ni ordre logique, ni harmonie d’aucune sorte, un pur chaos de phénomènes et de formes? Dès lors l’observation de l’univers et la représentation de ses formes dans l’art, loin d’être une source de joie calme, ne peuvent apporter que des tourmens nouveaux à un esprit philosophique. L’espoir même d’un anéantissement final qui est le remède souverain proposé par Schopenhauer au monde malheureux est pour Bahnsen une pure illusion. « Sa disposition pessimiste est telle, dit Hartmann, elle le rend tellement passionné pour ce qu’il y a de désespéré dans son point de vue, qu’il se sent dérangé dans sa tristesse absolue quand on lui présente une perspective quelconque de consolation. » Nous pouvons être assurés cette fois que nous touchons au dernier terme, à la dernière évolution du pessimisme allemand. Cette fois la gageure, si c’en est une, a été tenue jusqu’au bout, ou si ce n’est pas une gageure, disons que la folie du système est complète. Bahnsen peut dire avec orgueil au pessimisme : « Tu n’iras pas plus loin. »

Et en effet le pessimisme a reculé, même dans Hartmann, devant les conséquences du principe poussé à cette outrance. La philosophie de l’Inconscient fait une figure fort raisonnable, d’une modération exemplaire, à côté d’une pareille excentricité de doctrine. L’Allemagne, qui ne manque pas d’intrépidité spéculative ni de goût pour les aventures d’idée, semble n’avoir pas suivi Julius Bahnsen jusque-là; il me paraît que ce fougueux dialecticien de l’illogique absolu s’enfonce de plus en plus dans la solitude et dans le vide. Assurément ce n’est pas sous cette forme que le pessimisme est destiné à conquérir le monde; mais, avec plus d’habileté et sous des formes plus modérées, il est en train de s’emparer de l’esprit germanique qu’il attire comme par une sorte de fascination magique et qu’il trouble profondément. Sans doute il lui manque encore un puissant véhicule, l’enseignement des universités, et M. de Hartmann s’en plaint amèrement, mais cela viendra un jour; pourquoi non? En attendant, le pessimisme fait son œuvre en dehors des universités : les éditions de Schopenhauer et de Hartmann se multiplient;