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est évident, et néanmoins on y a mordu, on y mordra toujours. » C’est tantôt le plaisir, dont il faut payer ensuite l’exact équivalent en douleur, tantôt c’est la vision de chimériques paradis « auxquels, à tête reposée, nous ne trouvons plus une ombre de vraisemblance; tantôt cette déception suprême de la vertu qui nous amène à sacrifier à une fin hors de nous nos intérêts les plus chers. »

La vertu, une déception ! qui s’y serait attendu de la part d’un philosophe qui, dans le naufrage universel des idées métaphysiques, au-dessus des flots et de l’abîme, avait jusqu’ici maintenu d’une main si ferme, comme dans une arche sainte, l’idée du devoir! L’impératif catégorique suivrait donc le sort des principes de la raison pure, et le privilège de commandera la volonté au lieu de commander à la raison, qui, aux yeux de Kant et de ses disciples, devait le sauver de toute attaque de la critique et constituait en sa faveur une certitude à part, ce privilège serait une dernière illusion à détruire! Une critique plus pénétrante et plus subtile démasque ici comme ailleurs le piège secret que la nature tend à notre candeur : « Elle a évidemment intérêt à ce que l’individu soit vertueux... Au point de vue de l’intérêt personnel, c’est là une duperie, puisque l’individu ne retirera aucun profit temporel de sa vertu: mais la nature a besoin de la vertu des individus... Nous sommes dupés savamment en vue d’un but transcendant que se propose l’univers et qui nous dépasse infiniment. « Ainsi le devoir lui-même n’est que la dernière rouerie du tyran qui nous fait servir à ses fins, lesquelles nous sont complètement étrangères et inconnues; mais, par une conséquence bizarre et tout à fait inattendue, voici que le scepticisme spéculatif, en s’étendant à la sphère morale, y crée un type nouveau de vertu, une vertu plus belle encore que celle qui suffisait à Kant, plus désintéressée, s’il est possible, bien que le grand moraliste refuse de reconnaître la vertu et d’y mettre son sceau, là où quelque élément étranger se mêle au devoir. Ici c’est une vertu absolument héroïque, puisqu’elle est le sacrifice de soi à une fin inconnue qui n’est même pas, comme dans Kant, la moralité de l’homme, mais quelque chose dont nous n’avons aucune idée; une vertu chevaleresque, puisqu’elle se donne sans compter, par un pur sentiment d’honneur, «à une chose absurde en soi, » Il est bien plus beau, paraît-il, d’être vertueux en se sachant dupe. C’est par ce trait caractéristique que l’auteur des Dialogues se distingue de Kant; il reconnaît clairement que ce qui était tout aux yeux de Kant, la moralité, ce tout n’est rien pour l’homme, ce tout n’est qu’un moyen pour la nature en vue d’un but que nous ignorons et qui ne nous regarde pas. C’est par là encore qu’il pense se distinguer de Schopenhauer, qui, lui aussi, a percé à jour le machiavélisme de la nature, mais qui, à