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observations de l’anatomiste Henle dans ses Leçons d’anthropologie tout récemment publiées, quand il recherche les causes du tempérament mélancolique. Ce tempérament résulterait, selon lui, d’une disproportion entre la force des émotions et celle des mouvemens volontaires, les impressions étant très vives, très nombreuses et s’amassant, se capitalisant pour ainsi dire dans le système nerveux, faute de pouvoir se traduire au dehors et se dépenser dans une mesure convenable. — J’écoute aussi avec curiosité M. Sully, quand il nous dit que là où se rencontre un sentiment raffiné du mal de la vie avec une imagination ardente pour les biens idéaux, et en même temps une faiblesse relative des impulsions actives et du sens pratique, il y a de grandes probabilités pour que le défaut d’équilibre se traduise par une conception pessimiste de la vie. — Je m’intéresse également à la curieuse étude de Seidlitz sur Schopenhauer au point de vue médical, et j’y vois fort bien comment Schopenhauer est devenu l’humoriste terrible que nous avons vu, misanthrope et misogyne. Je fais mon profit de cette masse d’observations de détail jetées dans le courant de la science.

Je remarque seulement qu’on explique bien ainsi le pessimisme subjectif et individuel, mais non le pessimisme objectif et impersonnel, celui qui s’exprime par un système de philosophie et se traduit par la popularité du système. Voilà le fait qu’il s’agit de comprendre dans son contraste avec les instincts les plus énergiques de la nature humaine qui veut vivre, qui s’attache à la vie, qui s’y acharne au point de s’écrier, si elle n’écoutait qu’elle-même : « Prenez tout, mais laissez-moi la vie! » — On se rapproche plus d’une explication plausible quand on aborde le côté ethnologique et social du problème, les affinités et les tempéramens des races, les milieux dans lesquels elles se développent, les grands courans qui modifient la vie intellectuelle et morale des peuples. M. James Sully aurait pu, à notre avis, s’étendre beaucoup plus qu’il ne l’a fait sur cet aspect de la question. Il a indiqué trop rapidement des points de vue très intéressans dont chacun aurait mérité une étude approfondie. Les causes morales et sociologiques, comme on dit aujourd’hui, de cette fortune du pessimisme sont multiples : c’est d’abord l’effet naturel d’une réaction « contre l’optimisme vide du dernier siècle, » puis la dépression qui se produit par l’effet d’une loi aussi vraie en histoire qu’en physiologie, après une période de tension extraordinaire dans les sentimens et de confiance exaltée dans les fins idéales dont plusieurs nous ont trompés. Il y a eu en Allemagne, dans ces vingt dernières années, comme un état d’affaissement dans les esprits, résultant de la banqueroute des grandes espérances, de la faillite d’un idéal social et politique, de l’écroulement des ambitions extravagantes de certaines écoles esthétiques et philosophiques.