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serrant contre son sein, la mère ici n’a pas l’expression de bonheur qui éclate dans tous les traits de la Vierge du palais Pitti ; elle éprouve comme le pressentiment des suprêmes douleurs qui lui sont réservées, et c’est avec un visage pensif qu’elle goûte des joies qui vont lui échapper.

Nous n’avons à la Pinacothèque rien à citer du Corrége, rien non plus de Léonard, et malgré le nombre des œuvres portées au compte de l’école de Venise dans le catalogue, celle-ci ne nous paraît pas mériter non plus un long examen. Nous ne saurions par exemple accepter pour Giorgione cette pâle et molle figure de la Vanité, qui rappelle les toiles les plus fades de l’école de Bologne. En revanche, le portrait d’un membre de la famille Fugger, bien qu’un peu maltraité par le temps, est à bon droit attribué à ce grand coloriste. Il a fait partie de la collection de tableaux et d’objets d’art rassemblée autrefois par Vasari lui-même, et celui-ci en parle dans sa biographie de Giorgione[1] comme d’un « ouvrage admirable. » C’est en effet une mâle peinture, d’un modelé large et délicat, que ce visage intelligent et beau, à demi incliné, tout parlant, tout plein de vie, qui s’empare de votre attention et, comme toutes les œuvres vraiment fortes, une fois vu, ne se laisse plus oublier.

Noble image aussi ce portrait de Titien, et comparable assurément aux meilleurs du maître, à ceux du Louvre et du palais Pitti. Sa fière prestance dénote le praticien, bien que le costume soit des plus simples : un vêtement noir qui laisse le cou largement découvert, avec un bout de chemisette blanche sur la poitrine. Mais cette barbe noire, ces cheveux noirs séparés au milieu du front et qui se détachent à peine sur le fond, encadrent un visage ardent qui semble sortir de la toile, et de ses yeux perçans, illuminés d’un feu sombre, vous suit et vous interroge avec une persistance étrange. Quel contraste avec le Charles-Quint, peint à Augsbourg, signé et daté de 1548 ! Titien avait alors soixante et onze ans, et, bien qu’il lui restât encore vingt-huit ans à vivre et que son impérial modèle n’eût pas atteint la cinquantaine, l’œuvre porte l’empreinte d’une indicible lassitude. On dirait que le talent du peintre n’a pu réagir contre le découragement du souverain et que, dans cette représentation fidèle, il a tenu à nous montrer un homme désabusé, souffrant, blasé sur toutes les grandeurs humaines et qui songe déjà à s’ensevelir dans la retraite du monastère de Yuste. Arrêtons-nous aussi un instant devant ce portrait de femme, dont plus d’une

  1. « É nel nostro libro una testa colorita à olio, ritratta da un Tedesco di Casa Fucheri, che allora era de’ maggiori nel fondaco de’ Tedeschi, la quale è cosa mirabile, insieme con altri schizzi o disegni di penna, fatti du lui. » (Vasari, Firenze, 1771, t. III, p. 54.)