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son humeur jalouse prétendait à une liberté absolue. S’entendre pour la rédaction avec lord John Russell, soumettre du moins les pièces au premier ministre et les faire présenter par lui à la reine, c’eût été à ses yeux une sorte d’humiliation. Il les présentait donc lui-même, aux heures du conseil sans doute et lord John étant là, mais sans que lord John en eût pris connaissance et sans que la reine elle-même eût le loisir de les examiner sérieusement. Le temps pressait, disait le ministre, il fallait que cette dépêche fût expédiée sans retard ; la reine lisait à la hâte, écoutait quelques explications et laissait faire. Il est probable que les choses se passaient ainsi du temps de sir Robert Peel et de lord Aberdeen, de 1841 à 1846 ; lord Aberdeen était si mesuré, si droit, si parfaitement sûr de sa pensée et de sa plume ! Qui donc aurait pu se défier de ses rédactions, vouloir y ajouter ou en retrancher quelque chose ? Ni la reine ni Robert Peel n’en avaient la pensée. Lord Palmerston méritait-il pareille confiance ? Certainement non. Le fougueux homme d’état dont la parole, quand il le voulait bien, avait tant de charme et de séduction, réservait toute son âpreté pour sa correspondance. Un publiciste qui paraît l’avoir bien connu a écrit à ce propos le curieux signalement que voici : « Son écueil, c’était son bureau ; sa plume prenait le mors aux dents. Jamais ses discours ne lui ont fait un ennemi ; ses écrits ont fait et envenimé bien des blessures. Ce charme des manières, cette urbanité de langage qui l’ont tant servi au parlement et dans le monde, lui manquaient sur le papier ; même quand il donnait de bons conseils, il les donnait avec rudesse[1]. » Ainsi celui qu’on a si justement appelé le bouledogue de l’Angleterre méritait surtout ce nom dans ses dépêches du foreign office. Les raisons ne manquaient donc pas pour que la reine chargeât lord John Russell de rappeler à son collègue les règles de la hiérarchie ministérielle.

C’est ce que fit la reine au printemps de l’année 1849 par une lettre adressée au premier ministre. Lord John Russell répondit : « Il est évident pour moi que toutes nos dépêches doivent être l’objet d’une attention sérieuse de la part de la reine, mais il me paraît aussi que la reine doit donner toute facilité pour l’expédition des affaires en renvoyant ces dépêches aussi promptement que possible après qu’elles lui seront parvenues. » — « Aussi promptement que possible, » c’étaient là des termes trop vagues et qui pouvaient se prêter encore à des abus ; la reine demanda d’une façon expresse que le ministre ne la pressât point de faire connaître sa

  1. M. Fonblanque, dans un article de l’Examiner (décembre 1851), cité par M. Th. Martin, t. II, p. 302.