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dans le style nouveau des Maîtres d’autrefois les indices d’une émulation discrète et les traces d’une lutte dont il est sorti vainqueur. Nul doute pour nous qu’il n’ait été dans les dernières années préoccupé ou piqué au vif par les tableaux esthétiques et historiques de M. Taine, et qu’il n’ait cherché à s’en assimiler les méthodes, tout en en rejetant la manière. Les Maîtres d’autrefois en effet, c’est M. Taine moins les défauts qu’on lui reproche, moins son excès de force, sa violence expressive, et cette sorte de dureté qui naît de l’emploi exclusif des fortes couleurs et du dédain des nuances. C’est le même art pour ne présenter les pensées qu’habillées d’images, surtout la même puissance pour grouper en raccourci les foules de faits qui composent un sujet et d’idées qui en ressortent dans des ensembles, à la fois vastes et circonscrits, où le lecteur peut en embrasser sous un seul regard la génération, la marche et la succession. Seulement il y a entre eux cette différence que M. Taine fait manœuvrer ses bataillons d’idées et de faits avec la volonté impérieuse et l’accent de domination d’un général en chef qui commande une action, tandis que Fromentin assemble et fait évoluer les siens avec l’aisance d’un chef d’orchestre qui dirige les instrumens sous ses ordres par le seul geste de son archet.

Il nous faut maintenant dire un mot qui résume tous les élémens de cette étude, et qui soit en même temps une définition rigoureuse de la nature et du talent de Fromentin. Ce mot n’est ni long, ni difficile à trouver, c’est celui de perfection. La perfection ! il y a tendu toute sa vie, et les quelques défauts mêmes qu’on peut noter chez lui n’étaient que le résultat de son tourment pour satisfaire à cet idéal, qu’il croyait ne jamais serrer d’assez près. Pour elle, il a résisté aux entraînemens de l’inspiration plutôt que d’y céder au prix d’une exécution trop lâchée; pour elle, il a renoncé aux bonnes fortunes de la spontanéité plutôt que de les obtenir au prix de la justesse et de la précision; pour elle, il a limité volontairement sa puissance de production et s’est privé des avantages et des plaisirs de la fécondité. Un cœur d’artiste peut seul apprécier ce qu’il y a de dur dans de tels sacrifices, ce qu’ils exigent d’abnégation et de dévoûment, ce qu’ils impliquent de probité et d’amour désintéressé du beau chez celui qui les accomplit. Fromentin nous présente le spectacle parfois touchant et toujours intéressant d’une intelligence non-seulement inexorable pour ses faiblesses, mais sans indulgence pour ses qualités même, et c’est pourquoi il mérite justement d’être appelé le classique de ce genre de littérature pittoresque dont l’ambition, à l’origine, visait à un tout autre but qu’à gagner ce titre, et dont l’art classique n’aurait pu voir en effet sans alarmes les entreprises et les audaces.


EMILE MONTEGUT.