Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/722

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on y trouve mille choses à reprendre. — Cette maison d’un jaloux Espagnol du caractère de Ruy Gomez est bien mal gardée, on y entre comme dans un moulin. Ce roi, qui conte ses secrets d’état et ses projets devant les valets, est bien léger et peu circonspect. La conduite d’Hernani est plus incompréhensible encore : il menace sans cesse le roi de sa vengeance et le laisse partir dès qu’il le tient dans sa main; il vient, au péril de sa tête, enlever doña Sol dans Saragosse et perd un temps précieux en discours inutiles; plus tard il s’introduit chez Ruy Gomez avec une imprudence rare et sans que cette imprudence soit suffisamment motivée; c’est un héros dont les idées sont singulièrement décousues et on a grand’peine à le prendre au sérieux. L’acte des tombeaux est un hors-d’œuvre et la conjuration qui le traverse n’effraie personne. Enfin cet honneur castillan, qui fait le fond de la pièce, est tellement poussé à l’outrance, tellement surhumain, qu’il en devient odieux et ridicule.

Tous ces reproches, les critiques les ont formulés cent fois, et si le public ne s’est pas aperçu plus vite de ces invraisemblances, c’est qu’il ne voulait ni réfléchir ni analyser, ou plutôt c’est que le grand poète lui avait jeté un sort, et que les foules ne raisonnent plus dès qu’elles sont éblouies et charmées.

Comme le remarquait ici même M. Emile Montégut à propos de la Légende des siècles[1], Victor Hugo est un magicien habile et puissant. Le poète possède un talisman qui a le don de faire oublier les fautes et les faiblesses de l’auteur dramatique. Comme Oberon, il a un cor enchanté qui opère des miracles. Dans le vieux poème français, Oberon donne cet olifant à Huon de Bordeaux, et chaque fois que l’étourdi chevalier commet quelque faute lourde ou se fourvoie dans un fourré inextricable, il n’a qu’à approcher ses lèvres du cor d’ivoire pour se tirer d’affaire. Victor Hugo a hérité de ce cor merveilleux; dès qu’il se trouve dans un mauvais pas, il n’a qu’à en sonner, et tout le monde est sous le charme.

Dans Hernani, la séduction de cette musique nous console à tout instant des pauvretés de la fiction dramatique. A travers l’œuvre entière circule une sève lyrique pleine de verdeur printanière et de fougue passionnée. A mesure qu’on avance, on croit pénétrer dans une forêt enchantée : la végétation y est étrange, touffue et luxuriante; des fleurs légendaires s’y épanouissent et répandent une odeur capiteuse, des oiseaux bleus y chantent des lieder mélancoliques ; une clarté lunaire y tombe du haut des branches emmêlées et laisse voir au loin des enfilades de vieux arbres croisant à l’infini leurs voûtes de verdure, hautes et profondes comme des nefs de cathédrale. Tantôt le magicien nous fait entendre un délicieux duo d’amour :

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1859.