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LA VIE ET L’ŒUVRE DE CERVANTES.

mettre. Un vieux soldat comme Cervantes, qui s’était trouvé en de rudes journées, qui avait reçu trois coups d’arquebuse et risqué vingt fois sa vie parmi les Maures, avait le droit de s’égayer un peu aux dépens des braves de Séville, dont la plupart n’avaient pour soutenir leur réputation que leurs longues moustaches et leurs allures de spadassin. Mais n’est-il pas singulier que, pour se moquer des braves de Séville, notre auteur prenne occasion de la mort de Philippe II ? Nous ne prétendons pas qu’il fût pour cela républicain ou parlementaire ; nous pensons seulement qu’il trouvait ses épaules soulagées, ainsi que tous ses contemporains, à la mort du prince le plus minutieusement tracassier qui ait encore vécu, du roi qui, après avoir reçu de son père le plus riche héritage, laissait son empire diminué, affaibli, ruiné, mortellement atteint.

Voici le sonnet : il est adressé « Au tombeau du roi, à Séville. »

« Morbleu ! tant de grandeur me confond, et je donnerais bien un doublon pour pouvoir la décrire. Qui ne serait étonné, émerveillé, avoir cette insigne machine, cette braverie !

« Par Jésus-Christ vivant ! chaque pièce en vaut un million, et c’est grand dommage que cela ne dure pas un siècle. Ô Séville la grande ! Rome triomphante pour la valeur et la noblesse !

« Je parierais que l’âme du mort, pour jouir de ce chef-d’œuvre, a quitté aujourd’hui le ciel, son éternel séjour.

« Un brave m’entendit, qui s’écria : C’est vrai, ce que vous dites, m’sieur le soldat, et qui dira le contraire, il ment !

« Il rompit d’un pas, à la bravache, enfonça son feutre, caressa sa rapière, regarda de travers,… passa son chemin, et ce fut tout. »

Pendant le séjour de Cervantes à Séville, deux peintres de quelque réputation firent son portrait. Tous les deux étaient poètes à l’occasion et fort mêlés parmi les lettrés. L’un était Pacheco, le maître et le beau-père du grand Velasquez ; l’autre Juan de Jaureguy, dont on a conservé quelques œuvres estimables. Nous croyons que ces deux portraits originaux ont disparu, et que celui qu’on a si souvent gravé depuis la première édition publiée par l’Académie espagnole a été fait d’après une copie, ou peut-être seulement d’après le portrait écrit que Cervantes nous a laissé de lui-même dans le prologue des Novelas ejemplares, en 1613. « Celui que vous voyez la figure busquée, les cheveux châtains, le front lisse et découvert, les yeux rians, le nez crochu, mais d’assez bonne proportion, la barbe d’argent (elle était d’or il n’y a pas vingt ans), longues moustaches, bouche petite, peu riche en dents, — car elle n’en a que six, mal conditionnées et encore plus mal placées, vu qu’elles ne se correspondent pas, — ni grand ni petit, entre les deux extrêmes, teint clair et vif, plutôt blanc que brun, un peu voûté, pas trop agile, c’est l’auteur de la Galatée et du Don Quichotte, celui qui a