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l’étudiant eut-il entendu mon nom qu’il sauta brusquement à bas de sa monture, laissant tomber d’un côté son coussinet, de l’autre son porte-manteau, car il voyageait avec tout cet appareil. Puis il m’accrocha et, me saisissant le bras gauche, il s’écria : « Oui, oui, c’est bien lui, ce glorieux manchot, ce fameux tout, cet auteur si gai, ce consolateur des muses !.. » Moi, qui en si peu de mots m’entendais louer si galamment, je crus que ce serait manquer à la courtoisie que de ne pas lui répondre du même ton. Le prenant donc par le col pour l’embrasser, j’achevai d’arracher son rabat et je lui dis : « Vous êtes dans l’erreur, monsieur, comme beaucoup d’autres honnêtes gens. Je suis bien Cervantes, mais non pas le consolateur des muses, et je ne mérite aucun des noms aimables que votre seigneurie veut bien me donner. Tâchez de rattraper votre bête et achevons en causant ce bout de chemin qui nous reste à faire. » On vint à parler de ma maladie, et le bon étudiant me désespéra en me disant ; « C’est une hydropisie, et toute l’eau de la mer océane ne la guérirait pas, quand vous la boiriez goutte à goutte. Ah ! seigneur Cervantes, que votre seigneurie s’observe sur le boire, sans oublier le manger, et elle guérira sans autre remède. — Oui, répondis-je, on me l’a dit bien des fois, mais je ne puis renoncer à boire quand l’envie m’en prend, et il me semble alors que je ne suis né que pour faire autre chose de ma vie. Je m’en vais tout doucement ; mon pouls m’en avertit. S’il faut l’en croire, c’est dimanche que je quitterai ce monde. Vous êtes venu bien mal à propos pour faire ma connaissance, car il me reste bien peu de temps pour vous remercier de l’intérêt que vous me portez… » Nous en étions là quand nous arrivâmes au pont de Tolède, je le passai et lui prit par celui de Ségovie. Je l’embrassai, il m’offrit ses services, puis il piqua son âne et continua sa route, chevauchant gaillardement, tandis qu’il me laissait tout triste et mal disposé à profiter de l’occasion qu’il m’avait donnée d’écrire des plaisanteries. Adieu, mes joyeux amis, et je désire vous voir bientôt tous contens dans l’autre vie. »

Il reçut les derniers sacremens le 18 avril 1616. Le lendemain, hors d’état d’écrire, il dictait la dédicace de Persiles et Sigismonda, qu’il adresse au comte de Lemos, alors en Italie :

« Cette ancienne romance, si célèbre dans son temps et qui commence par le pied à l’étrier, me revient en mémoire, hélas ! trop naturellement en écrivant cette lettre, car je puis la commencer à peu près dans les mêmes termes : Le pied à l’étrier, en mortelle agonie, seigneur, je t’écris ce billet.

« Hier on me donna l’extrême-onction, aujourd’hui je vous écris. Le temps presse. L’agonie approche, l’espoir diminue, et avec tout cela je vis parce que je veux vivre assez longtemps pour baiser les