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LA VIE ET L’ŒUVRE DE CERVANTES.

Les commentaires, les recherches critiques, les observations de toute nature sur le Don Quichotte forment une masse de volumes assez inutiles pour apprécier un ouvrage que tout le monde lit, et sur lequel il n’existe qu’un jugement ratifié par trois siècles d’admiration. Nous nous bornerons à citer quelques-unes des opinions émises quant au but de l’auteur.

Ses contemporains et la plupart de ses successeurs immédiats ont cru qu’il avait voulu faire la satire d’un genre de littérature fort en vogue en son temps, les romans de chevalerie. Peut-être serait-il plus exact de dire que la critique des romans de chevalerie a été, non pas le but, mais l’occasion de son ouvrage ; de même que le conte populaire de Gargantua fut pour Rabelais le point de départ de son immortelle satire. Mais cette explication a paru trop simple à quelques commentateurs subtils qui prêtent souvent aux hommes des siècles passés les opinions qui prévalent aujourd’hui. Nous vivons à une époque où la littérature est regardée par plusieurs intéressés comme une sorte de sacerdoce. On n’écrit rien, un livre de philosophie ou un vaudeville, que pour le plus grand bien de l’humanité. Vitæ monstranda via est. Ces lettrés n’admettent pas que Cervantes n’ait fait un livre que pour s’amuser et amuser ses lecteurs. Supposer qu’il n’ait visé qu’à jeter le ridicule sur les romans de chevalerie, c’est le croire aussi fou que son héros, qui se bat contre des moulins à vent. Là-dessus on a fondé maintes hypothèses plus ingénieuses les unes que les autres, mais qui malheureusement pèchent toutes par leur base. Pour qu’elles fussent acceptées, il faudrait que Cervantes fût né deux siècles plus tard et qu’il eût eu autant d’esprit que ses commentateurs.

L’on a voulu que Cervantes fût un politique et un libéral. À ce point de vue, le Don Quichotte serait une satire très vive du règne de Charles-Quint. Le grand empereur y est représenté sous les traits du chevalier de la Triste-Figure ; l’aventure des moulins à vent, c’est la critique de ses prétentions à la monarchie universelle. Observez encore que Don Quichotte a le nez aquilin, Charles-Quint l’a de même forme. Charles a fait une expédition malheureuse en Afrique, et Don Quichotte a rencontré deux lions qui en venaient. D’autres, jugeant que Cervantes ne pouvait lancer ses traits si haut, ont pensé qu’il s’était borné à critiquer la déplorable administration du duc de Lerma, ministre absulu et favori sans rival, à l’époque où fut composé le Don Quichotte. Le duc de Lerma aussi avait le nez aquilin… Inutile de s’arrêter à ces ingénieux rapprochemens.

En 1826, lorsque j’écrivais une notice sur Cervantes d’après des matériaux fort incomplets, je m’étais élevé contre une hypothèse plus spécieuse. « L’invention fondamentale du Don Quichotte, selon