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idée mère, d’une manière empirique et fragmentaire, en sorte qu’au lieu de former un système coordonné, les institutions de la Russie actuelle présentent souvent des contradictions, des anomalies. Les nouvelles lois ne cadrent pas avec les anciennes, qui subsistent à côté d’elles. De là un manque de détermination, un principe de confusion qui n’est pas étranger au peu de succès des meilleures réformes. La Russie de l’empereur Alexandre Il ressemble à ces châteaux construits à diverses époques, où l’on voit côte à côte les styles les plus différens, ou encore à ces vieilles maisons, refaites peu à peu et par morceaux, qui n’ont jamais l’unité ni la commodité des demeures élevées sur un même plan et tout d’une pièce.


III.

Ce qui a manqué à Pierre le Grand et à ses successeurs, c’est l’instrument même de la centralisation moderne, c’est une bureaucratie instruite et honnête. La Russie du XVIIIe siècle était presque entièrement privée des classes sociales où se recrutent ailleurs les bureaucrates et les fonctionnaires de l’état. Le XIXe siècle n’a pas encore entièrement comblé cette lacune. En l’absence d’un tiers-état, d’une bourgeoisie, c’était dans la noblesse et dans le clergé que le gouvernement devait recruter ses agens, et ces deux classes étaient presque également, bien que diversement, mal préparées au service public. Ce but, en apparence si modeste, la création d’un corps de fonctionnaires capables et moraux, est depuis Pierre et Catherine un des objectifs principaux de la Russie et de son gouvernement. Pendant longtemps, et aujourd’hui même peut-être encore, les établissemens d’instruction fondés à grands frais par le pouvoir central ont en Russie, tout comme en Chine, eu pour première mission de préparer à l’état des serviteurs, des fonctionnaires. Ainsi se montre dans toute son étendue la tâche que s’étaient imposée l’autocratie et la centralisation. Cette administration chargée d’importer aux rives du Volga la civilisation de l’Europe, il fallait d’abord la dresser elle-même aux usages et aux mœurs, si ce n’est à l’esprit de la culture européenne.

Le principal moyen employé par Pierre le Grand, qui ne pouvait toujours recourir à des étrangers, fut le tchine et le tableau des rangs[1]. Cette institution, qui faisait dépendre le rang et les préséances du grade civil ou militaire, fut avant tout un mode de recrutement des fonctionnaires de l’état. Pour la noblesse, contrainte, sous peine de perdre ses droits et privilèges, à entrer dans l’armée

  1. Sur ce tableau des rangs, voyez, dans la Revue du 15 mai 1876, l’étude ayant pour titre : la Noblesse russe et le tchine.