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d’un pouvoir illimité et infaillible, c’est, dit-on, discréditer l’autorité et lui enlever sa force avec son prestige. En réalité, en Russie comme en Occident, ce serait plutôt relever l’autorité et la loi en les dégageant des abus qui les compromettent. Il y a en Russie un mal plus grand encore que la corruption administrative, c’est le peu de foi du peuple dans l’honnêteté des hommes qui le gouvernent. Le Russe, le mougik ou le citadin, si longtemps victimes d’abus séculaires, croient toujours que dans la sainte Russie l’or est une clé qui ouvre toutes les portes. Des agens du pouvoir et des instrumens de la loi, la méfiance populaire s’élève jusqu’au pouvoir et à la loi même. De là chez un peuple en général si respectueux de l’autorité le peu de respect des autorités, le peu de respect des lois. C’est là un des grands maux de la Russie moderne; la responsabilité égale des fonctionnaires devant les tribunaux ordinaires serait un des meilleurs moyens d’y remédier.

Affranchie de la juridiction des tribunaux et ainsi placée en dehors du droit commun, la bureaucratie est la véritable maîtresse, la véritable souveraine de l’empire. C’est à elle qu’appartient pratiquement la toute-puissance dévolue théoriquement à l’autorité impériale. Les souverains dont elle est l’unique instrument ne peuvent rien sans elle et ne peuvent presque rien contre elle. La disgrâce ou la colère du tsar peut atteindre tel ou tel membre, elle ne saurait frapper le corps. L’instrument est plus fort que la main qu’il sert, la bonne volonté du maître échoue devant la cohésion ou l’inertie, devant le mauvais vouloir de l’administration. L’absolutisme russe a longtemps eu pour effet de livrer l’empire à l’omnipotence d’une bureaucratie corrompue, qui préférait ses propres intérêts aux intérêts du souverain, comme à ceux de la nation.

Tant qu’ils n’ont point voulu recourir à la liberté, les maîtres de la Russie se sont trouvés sans force contre les abus de leur administration. Tout ce que pouvait tenter le génie de la centralisation a été essayé : on a renforcé les moyens de contrôle, allongé la procédure administrative, multiplié les formalités. Dans toutes les branches de l’administration, on a introduit des instances successives. Nulle part peut-être la surveillance n’a été poussée aussi loin, nulle part l’état n’a montré une telle méfiance de ses agens et n’a pris plus de garanties contre leurs fautes; mais toutes ces précautions ont été impuissantes. Employer la bureaucratie à contrôler la bureaucratie, c’était en quelque sorte demander le remède au mal. Ce système de freins multiples, en apparence si ingénieux, n’a fait que compliquer le mécanisme administratif d’un grand nombre de pièces inutilement dispendieuses et qu’en ralentir et en embarrasser le jeu.